Inciter ses salariés à innover, une affaire de culture nationale

Date

17/01/2024

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Au cours des dernières décennies, des entreprises du monde entier ont tenté de stimuler leur capacité à innover en mettant en œuvre certaines pratiques de gestion des ressources humaines (GRH). Leur objectif : développer les compétences des collaborateurs, accroître leur motivation et leur donner des opportunités pour prendre part à l’effort collectif. Formations, consultations, incitations financières, les dispositifs prennent différentes formes.

Une entreprise innove lorsqu’elle développe et commercialise un produit ou un service qui est nouveau pour elle ou pour le marché. Dans un monde concurrentiel, c’est souvent synonyme de survie pour une entreprise : son existence même peut être en remise en cause lorsqu’elle ne parvient à faire évoluer son offre alors que les contraintes et les aspirations des clients changent parfois rapidement.

La capacité d’une entreprise à innover dépend d’un grand nombre de facteurs parmi lesquels ses pratiques de GRH. En effet, une part significative des décisions qui permettent à l’entreprise d’imaginer de nouvelles choses est prise par les salariés eux-mêmes. Comment sont-ils formés ? Comment sont-ils rémunérés ? Leur parole est-elle prise en compte ou non ? Autant d’éléments qui peuvent contribuer indirectement à l’innovation dans l’entreprise.

Les études précédentes font état de résultats contrastés. Il semble que certaines pratiques soient efficaces dans certaines entreprises et moins dans d’autres. Pas de loi universelle donc, à première vue, liant une pratique de GRH donnée et une innovation. Se pourrait-il que la culture nationale de l’entreprise soit l’un des facteurs explicatifs de la variabilité des effets des pratiques de GRH sur l’innovation à travers le monde ? Une personne en charge de la gestion des ressources humaines d’une multinationale pourra légitimement se poser la question avant d’instaurer tel ou tel dispositif.

Bonus financiers, formation, discussion… Qu’utiliser où ?

Nos travaux ont, eux été conduits sur un échantillon de 304 entreprises provenant de 13 pays ou grandes régions du monde. Notre attention s’est portée sur trois pratiques qui ont pour objectif d’améliorer les compétences, la motivation ou les opportunités des collaborateurs. La première est la formation interfonctionnelle, un dispositif permettant aux collaborateurs d’acquérir des compétences habituellement associées dans l’entreprise à une autre fonction que la leur. La deuxième est la mise en place d’incitations financières pour motiver les collaborateurs à innover. Enfin, nous avons observé ce qu’il en était de la mise en place de dispositifs pour recueillir l’avis des collaborateurs afin de leur donner des opportunités de contribuer au processus d’innovation.

Étudier l’efficacité de ces trois pratiques de GRH sur l’innovation en fonction du contexte culturel implique évidemment de caractériser les cultures. Pour faire cela, nous avons fait appel au modèle développé par l’anthropologue néerlandais Geert Hofstede qui permet de décrire les cultures nationales sur un ensemble de dimensions fondamentales. Pour des raisons théoriques, nous avons retenu trois dimensions en particulier : l’individualisme (contre le collectivisme), la masculinité (contre la féminité) et la distance hiérarchique.

Nous avons considéré que les effets des pratiques de GRH sur l’innovation dans une culture donnée peuvent être de deux natures différentes. Si la pratique est similaire dans son principe à la culture nationale et qu’elle a un effet positif sur l’innovation, on parle de renforcement. La pratique de GRH vient en quelque sorte exploiter le potentiel de l’effet de la culture sur l’innovation. Si la pratique de GRH est différente dans son principe de la culture nationale et qu’elle a un effet positif sur l’innovation, on parle alors de compensation. La pratique de GRH vient en quelque sorte pallier quelque chose qui manque dans la culture de l’entreprise pour favoriser l’innovation.

Exploiter un potentiel et lever des obstacles

Notre étude a révélé tout d’abord que la formation interfonctionnelle favorise davantage l’innovation dans les cultures collectivistes, celles par exemple que l’on retrouve en Corée du Sud ou au Vietnam. Mettre l’accent sur l’harmonie de groupe et sur les objectifs partagés semble en effet assez cohérent avec les objectifs de la formation interfonctionnelle qui vise à amener le salarié à dépasser les frontières de son propre rôle et à s’en approprier en partie d’autres. C’est très différent dans les cultures individualistes suédoise ou allemande : la formation interfonctionnelle pourrait y augmenter les coûts et conduire à des conflits. En somme, la formation interfonctionnelle vient renforcer l’une des caractéristiques positives pour l’innovation déjà présente dans les cultures collectivistes.

Concernant la mise en place de bonus financiers qui récompenseraient l’innovation, il apparaît que cette pratique est plus efficace dans les cultures masculines (par exemple au Japon ou en Italie) que dans les cultures féminines (par exemple en Suède ou en Finlande). Dans une culture valorisant intrinsèquement la réussite et le succès matériel, premier cas, les incitations financières vont motiver les collaborateurs à innover. Ce sera moins le cas dans les cultures qui, second cas, valorisent davantage la qualité de vie et l’équilibre entre la sphère personnelle et la sphère professionnelle. Un bonus n’y est pas particulièrement motivant. Il apparaît donc que les incitations financières jouent un rôle renforçateur dans la relation entre masculinité et innovation.

C’est un rôle compensateur qu’exercent en revanche les dispositifs permettant à leurs collaborateurs d’exprimer librement leurs idées et de partager leurs perspectives avec les autres dans les cultures caractérisées par une forte distance hiérarchique (par exemple en Chine). Dans les cultures avec une forte distance hiérarchique, la communication ascendante est quasi inexistante. Donner la parole aux collaborateurs dans ce type de cultures permet de faire émerger de nouvelles idées et des perspectives qui ne seraient pas audibles autrement. Un obstacle à l’innovation est ainsi levé. En revanche, dans les cultures ayant une faible distance hiérarchique (en Israël par exemple), les collaborateurs peuvent déjà s’exprimer librement et les dispositifs pour faciliter la prise de parole n’ont donc pas tellement de valeur ajoutée.

Il semble en définitive que les pratiques se concentrant sur les compétences et la motivation viennent plutôt renforcer des caractéristiques culturelles positives pour l’innovation là où les pratiques se concentrant sur l’offre d’opportunités viennent plutôt compenser des manques. Notre étude souligne en tout cas l’importance de prendre en compte le contexte culturel dans lequel une pratique de GRH est mise en œuvre afin de pouvoir anticiper son efficacité. Pour les entreprises internationales ayant des collaborateurs de différentes cultures dans différentes régions du monde, il paraît important de prendre conscience que les pratiques de GRH qui sont efficaces à un endroit ne le seront pas nécessairement à un autre.

Que faire lorsque l’on ne peut pas adapter une pratique inadaptée ? La culture organisationnelle pourrait-elle prendre le contre-pied de la culture nationale pour favoriser l’innovation ? De futures recherches nous diront si c’est un levier que les personnes en charge de la gestion des ressources humaines peuvent actionner ou non.


Martin Storme, Professeur associé en négociation, IÉSEG School of Management; Elise Marescaux, Dean of Faculty – Full professor in Human Ressources Management, IÉSEG School of Management et Jingjing Yao, Full Professor in International Negotiation, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Catégorie(s)

Management & Société


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Martin STORME

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