IA et finance (2) : arbitrages, éthique et enjeux

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L’intelligence artificielle (IA) est déjà en train d’impacter de nombreux métiers en finance d’entreprise (Directeur Financier, comptable, contrôleur de gestion…). Dans la deuxième partie de cette interview, Patrick DAGUET et Marie REDON reviennent sur la question de la sélection des outils d’IA et l’utilisation éthique de cette technologie par des professionnels de la finance.
La première partie de cet entretien est également disponible ici.
Comment sélectionner ces outils ? : Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’intégration des outils d ‘Enterprise Resource Planning’ (ERP) dans les années 80/90 ?
Marie REDON : C’est une question importante. Effectivement, ce que Patrick a évoqué (dans la première partie de l’interview) fait référence à des arbitrages fondamentaux entre standardisation ou flexibilité des outils. Certaines organisations vont se tourner vers une solution externe déjà existante parce que cela permet d’aller plus vite tandis que d’autres vont chercher à développer une solution interne plus flexible et adaptée aux spécificités de l’entreprise.
Les entreprises avec lesquelles j’ai pu discuter qui proposent des solutions d’IA prêtes à l’emploi proposent aux entreprises clientes de partager leurs données dans un cloud. Ces données vont alimenter l’IA et vont permettre de proposer des solutions plus performantes, plus optimales, à l’ensemble des entreprises clientes.
Mais derrière, avec le partage des données, des entreprises clientes peuvent se poser la question de la pertinence des propositions (issues de l’IA), et des risques de cybersécurité ou concurrentiels.
Outils : risques de résistance ou de contournement
Il faut noter que cet arbitrage existait également lorsque les entreprises ont commencé à intégrer les ERP. Les témoignages que j’ai pu recueillir des Directeurs Financiers (concernant les ERP) montrent que quand une entreprise déploie des solutions trop standardisées, il y a un risque qu’elles ne correspondent pas aux spécificités de l’entreprise.
Dans certain cas elles peuvent rencontrer de la résistance opérationnelle, voire des effets de contournement de l’outil. C’est à dire que puisque l’outil ne donne pas ce dont on a besoin, une personne va créer un outil annexe qui va permettre de répondre à ce besoin là et après, elle le reconnecte avec l’outil central. Mais, on peut rencontrer des problèmes d’interopérabilité entre les outils et des risques d’erreur de saisie.
Mais il faut souligner que l’outil parfait n’existe pas. Un outil adapté à 100% des spécificités de l’entreprise, surtout dans les grands groupes qui ont une quantité de business units qui a chacune sa manière de fonctionner, ce n’est pas possible.
La clé avec les technologies c’est de les utiliser avec discernement. Et de ne pas oublier que l’outil est au service de l’entreprise, des professionnels de la finance. L’outil n’est pas une fin en soi. Parce que sinon, cela peut mener à des dérives assez importantes.
Dans ce contexte, comment veiller à l’utilisation de l’IA dans une démarche éthique, sécurisée et performante ?
Patrick DAGUET : C’est un point crucial, parce dans l’histoire de la finance chaque évolution a souvent apportée de nouveaux outils, y compris technologiques. Et le principal défi auquel ont été confrontés les acteurs du monde de la finance, c’est de ‘domestiquer’ ces outils, c’est à dire de les considérer pour ce qu’ils sont utiles mais pas au delà.
Avant tout, ce sont des outils et ils ne sont pas une finalité. Un deuxième défi, c’est d’éviter que ces outils puissent être utilisés pour d’autres fins auxquelles normalement ils sont destinés.
II y à la fois une dimension éthique et de conformité très importante, notamment en ce qui concerne la protection des données.
L’importance de la sensibilisation
Donc cela rejoint la raison pour laquelle on sensibilise nos publics de futurs Directeurs Financiers sur l’utilisation mais également le stockage et la sécurité apportée à ces données. C’est une question de respect des données, qu’elles proviennent des clients, des salariés ou de n’importe quelle personne avec laquelle l’entreprise a un contact dans tout son écosystème.
C’est un point vraiment crucial. Sinon, cela peut créer potentiellement des dérives qui sont inacceptables.
Après il y a la domestication de l’outil : il peut produire beaucoup de qualité, mais la façon dont l’IA est utilisée est vraiment essentielle. On peut très bien poser une question à l’IA et avoir une réponse qui soit au mieux correcte, et au pire totalement fausse. Et dans ce cas on blâmera l’outil. On dira que c’est l’outil qui est déficient mais souvent on s’aperçoit que la manière dont l’outil a été utilisé n’était pas correcte. Donc c’est plutôt à l’utilisateur, à celui qui finalement en est le principal bénéficiaire et moteur, d’être formé de telle manière à ce qu’il sache comment, quand, et dans quelles circonstances il peut utiliser l’outil.
Cela nécessite de repenser l’organisation de la Direction Financière qui était organisée de façon assez traditionnelle jusqu’à présent avec ses différents départements et compétences. Mais, si cette façon d’organiser une Direction Financière, reste certes tout à fait valable et tout à fait pertinente pour la plupart des entreprises, il convient de l’adapter à la nouvelle donne, c’est-à-dire intégrer une dimension qui tient à l’intelligence artificielle et intègre la notion de conformité.
Le rôle du Directeur Financier est donc de faciliter l’évolution de ce changement dans lequel il est à la fois utilisateur, acteur, et moteur. C’est à lui d’accompagner ce changement ou de permettre que ce changement s’effectue dans les meilleures conditions. Et pour cela, il doit avoir une vision très holistique de la façon dont il doit construire son organisation de la Direction Financière.
Il faut prendre le sujet dans sa globalité : ce n’est pas juste une question d’ajouter un « bloc IA » à la Direction, c’est beaucoup plus compliqué. Cela nécessite d’avoir une vision d’ensemble et de repenser la manière dont on construit ces directions financières.
Marie REDON: Effectivement, ce qui ressort aussi des études que j’ai pu mener, c’est que justement le professionnel va être vraiment le lien au cœur de cet arbitrage entre la flexibilité, et la standardisation. Pour qu’un outil comme l’IA soit utilisé avec discernement, Il faut certes des compétences technologiques, des compétences financières, mais il faut aussi un positionnement organisationnel très transverse.
La logique de groupe va souvent vouloir imposer un outil standard à toutes ses filiales, alors que les filiales, elles, vont avoir une approche plutôt « bottom up », avec un outil adapté à leurs spécificités. Donc le Directeur Financier ne doit ni être uniquement au siège pour imposer un outil qui ne correspond pas aux besoins spécifiques des filiales, et qui engendre des effets de contournement, ni être uniquement dans la filiale sans connaître la vision stratégique. Il doit vraiment occuper une position transversale entre les « business units » (transversalité horizontale) mais également entre les niveaux hiérarchiques et les filiales (transversalité verticale). Et il doit constamment gérer ces compromis entre standardisation pour le groupe et flexibilité pour les filiales en créant des outils adaptés. Donc c’est effectivement, comme le disait Patrick toute une réorganisation structurelle qui accompagne cette transformation.
Patrick DAGUET : Oui, et avec ce qu’on est en train de vivre avec l’IA, il y a un autre parallèle assez frappant à faire avec les ERP : Il y d’abord la dimension technique concernant la sélection de l’outil. Et puis la question de l’adhésion de l’ensemble des utilisateurs. Un Directeur Financier doit ainsi consulter et écouter pour s’assurer, quel que soit le système mise en place, que ce système recueille l’adhésion du plus grand nombre.
C’est le point le plus important parce qu’on peut très bien avoir un outil performant et pertinent. Mais s’il n’a pas recueilli l’adhésion du fait d’un manque d’écoute ou de coordination des différentes parties prenantes, ça sera juste un échec.
A l’IÉSEG vous enseignez les futurs & actuels directeurs financiers et professionnels de la finance. Comment intégrez-vous la question de l’IA dans votre programme Executive, Patrick ?
Patrick DAGUET : La technologie n’attend pas, et nous en avons conscience dans la construction de notre Executive Mastère Spécialisé® Direction Financière. Nous avons intégré une série de modules de spécialisation, qui sont séparés mais qui ont en réalité une connexion entre eux pour développer des compétences liées à l’IA.
J’en citerai quatre parce que je pense que les quatre ont des résonances en matière d’intelligence artificielle. Le premier concerne l’organisation de la Direction Financière – une thématique incontournable dans le contexte de ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui.
La deuxième c’est évidemment tout ce qui concerne l’intelligence artificielle et son utilisation potentielle par la Direction Financière. Et là aussi, je pense qu’il y a vraiment un élément de formation et d’acculturation à mener à différent niveaux (comme l’amélioration des taches, mais aussi l’aide à la décision).
Le troisième module concerne la visualisation de la donnée et la Business Intelligence (BI), qui est au cœur aussi de l’IA. En utilisant des exemples concrets et de la mise en situation, nous analysons comment une Direction Financière utilise la BI pour analyser ou diagnostiquer une situation. Le lien avec l’IA est réalisé par la façon dont ces données sont donc ensuite retravaillées, retraitées, en vue d’éclairer des décisions de l’Etat-major.
Finalement, nous avons un module sur la directive CSRD car les entreprises se trouvent confrontées à une autre évolution. C’est celle qui les pousse de plus en plus à faire des reportings en matière de durabilité. Il s’agit de voir dans quelle mesure les exigences de la directive vont les pousser et les mener à « rationaliser ou à rendre, ces chiffres intelligents » ?
Le liant de ces 4 modules, c’est clairement l’intelligence artificielle et son rôle central dans le dispositif.
Et Marie, votre étude a-t-elle permis de dégager des attentes en termes de compétences dont les professionnels de la finance auront besoin dans les mois et les années à venir ?
Marie REDON: Effectivement, notre étude met en avant le fait que les entreprises ont besoin de professionnels capables de travailler dans des environnements en évolution constante et souvent complexes. Notamment, les répondants ont mis en avant l’importance des compétences relationnelles et managériales (70%) pour s’adapter aux transformations à venir. Les compétences techniques liées aux nouvelles technologies numériques (33%) et financières (43%) étaient valorisées, mais dans une moindre mesure.
Ainsi, au-delà de ces compétences technologiques, qui sont vraiment indispensables, il ne faut pas oublier qu’on est un financier avant tout. Et il est important de cultiver des soft skills, du leadership, et de l’esprit critique.
Parfois des décisions qui sont proposées par l’IA s’avèrent non pertinentes car en tant qu’humain on fait preuve d’empathie, ou on peut avoir des réactions imprévisibles… Ces décisions peuvent finalement être meilleures, même si elles ne sont pas forcément les plus rationnelles.
Pour développer ces compétences à l’IÉSEG, nous utilisons par exemple des travaux de groupe. Très vite les étudiants ou participants savent se positionner au sein d’un groupe qui n’est pas toujours le même, ce qui est vraiment le cas dans la vie d’une entreprise. Nous essayons également de perfectionner leurs compétences de présentation afin qu’ils soient capables de démontrer efficacement leurs idées et leurs arguments.
Ces thématiques font l’objet de recherches menées par la Chaire CFO & Sustainable Transformation (en partenariat avec la DFCG et Axys). Si vous souhaitez témoigner ou contribuer n’hésitez pas à contacter : m.redon@ieseg.fr
L’image accompagnant cet article a été générée par Dall-E.