Identifier les clés du développement des entreprises sociales à but lucratif
Au cours des dernières années, une profusion de modèles et de structures d'entreprise ont émergé en réponse à différents défis sociaux et environnementaux. De nouveaux types d'entreprises (à but lucratif) à vocation sociale, comme les « benefit corporations » aux États-Unis, les entreprises à mission en France ou les « community interest companies » au Royaume-Uni, se sont développés rapidement et ont brouillé les frontières entre les organisations à but non lucratif traditionnelles et les entreprises à but lucratif classiques.
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Le professeur François Maon de l’IÉSEG et ses co-auteurs Coline Serres et Marek Hudon (Université libre de Bruxelles) ont récemment réalisé une étude internationale sur les entreprises sociales – des entités à but lucratif dont la mission sociale est formellement énoncée dans leurs statuts. Leur travail vise à fournir une vue d’ensemble/typologie claire des types d’entreprises qui se sont développées dans différents pays et de leurs structures juridiques et de gouvernance ; et, deuxièmement, à identifier les mécanismes clés qui permettent à ces entreprises de réussir à poursuivre leur double mission.
« Partout, les organisations subissent aujourd’hui des pressions pour obtenir de bons résultats tant sur le plan économique qu’au regard de différents critères sociaux et environnementaux », explique le professeur Maon. « Cette pression provient de nombreuses parties prenantes différentes : non seulement des consommateurs, des investisseurs et des autorités publiques, mais aussi, de plus en plus, des propres employés des entreprises, qui ont des attentes élevées en termes de valeurs et d’engagement d’une organisation en faveur du développement durable. » Ces pressions ont également donné naissance à de nouvelles formes d’entreprises sociales à but lucratif (ESBL), qui combinent des missions sociales/environnementales et économiques, et sont apparues sur de nombreux continents, notamment aux États-Unis, en Europe et en Amérique latine.
Le Docteur Serres ajoute que ces nouvelles structures sont un moyen pour les entreprises sociales (ESBL) de s’intégrer dans le cadre capitaliste actuel et peuvent offrir plus de flexibilité (par exemple en termes de gouvernance) aux entrepreneurs sociaux par rapport aux organisations traditionnelles à but non lucratif. Elles peuvent présenter des avantages en termes de mobilisation des ressources, par exemple en accédant à des sources de financement, et aussi de légitimité.
L’équipe de chercheurs a entrepris d’étudier les différents types de structures juridiques et de gouvernance qui se sont développées et la manière dont ces entreprises gèrent les tensions et les défis qui peuvent découler de l’équilibre entre la recherche du profit et différents objectifs sociaux ou environnementaux.
3 principaux types d’entreprises sociales (ESBL) émergent au niveau international
« Nous avons constaté que, globalement, les entreprises sociales (ESBL) pouvaient être classées en trois grands types, » explique le Dr Serres. Un statut juridique spécifique à but lucratif qui est dédié aux entreprises sociales (par exemple, les ‘benefit corporations’ comme Patagonia ou Bioclean aux États-Unis ou en Italie) ; les entreprises qui ont un statut juridique classique à but lucratif mais qui reçoivent une forme de certification de l’État pour démontrer qu’elles font partie de l’économie sociale (les entreprises de l’économie sociale et solidaire comme La Ruche qui dit Oui en France) ; et enfin les entreprises sociales (ESBL) qui ont un statut classique à but lucratif mais qui incluent volontairement leur mission sociale dans leurs statuts (par exemple Opus au Royaume-Uni).
Les auteurs ont analysé les différents types de mécanismes de gouvernance pour ces trois structures, par exemple en termes de structure de propriété, de distribution des bénéfices et de droits de vote au sein du conseil d’administration ou lors d’une assemblée générale. Ces mécanismes sont présentés dans le tableau ci-dessous.
« L’identification de leurs mécanismes de gouvernance distinctifs nous a permis de mieux comprendre leur fonctionnement dans le cadre des exigences légales et administratives qui leur sont propres et des engagements qu’elles doivent prendre », explique le professeur Maon. « Mais nous voulions vraiment aller plus loin et aider les managers et les professionnels à comprendre quelles capacités et compétences (liées à la gouvernance) leur permettent d’éviter la déviation progressive des actions par rapport à la mission (sociale) – et d’être véritablement durables à long terme. »
Principaux piliers : performance, conformité et responsabilité
Les chercheurs ont identifié trois piliers principaux relatifs à la gouvernance : la performance, la conformité et la responsabilité.
« Premièrement, les entreprises sociales (ESBL) doivent être capables d’établir un équilibre entre leurs performances sociales/environnementales et économiques. Il est donc important qu’elles puissent hiérarchiser et prioriser les différents objectifs. Le problème auquel sont confrontées certaines entreprises sociales est qu’elles veulent « tout faire », réussir financièrement et avoir un impact social/environnemental positif. Cela peut être difficile, voire incompatible. Il est donc très important que les directeurs de ces entreprises puissent identifier les défis ou les contraintes et hiérarchiser les différents objectifs. »
Le Dr Serres et le professeur Maon soulignent également que les entreprises sociales (ESBL) disposent souvent de moins de ressources financières que les entreprises à but lucratif classiques, ce qui signifie qu’elles doivent exploiter intensivement les ressources dont elles disposent et, au final, être efficaces pour faire « plus avec moins ».
En ce qui concerne la conformité, le professeur Maon souligne que « les entreprises doivent démontrer qu’elles sont responsables et que la mission sociale n’est pas seulement là pour attirer l’intérêt des consommateurs ou des investisseurs. » Il estime crucial qu’elles suivent et agissent en conformité avec leur mission sociale et qu’elles mesurent à la fois leurs performances sociales et économiques pour répondre aux attentes des parties prenantes.
En outre, les entreprises sociales (ESBL) doivent s’assurer qu’elles intègrent réellement les différents groupes de parties prenantes (internes et externes) dans la prise de décision stratégique. Pour de nombreux types de sociétés sociales, il s’agit d’une exigence légale ou administrative, et ce type de gouvernance collaborative est essentiel pour les sociétés sociales.
Enfin, en ce qui concerne la responsabilité, les auteurs expliquent que les entreprises sociales se caractérisent par le fait qu’elles cherchent à générer un changement à la fois pour et avec la communauté. Les entreprises doivent s’assurer que leur impact est véritablement co-créé avec leurs parties prenantes. « Il ne s’agit pas seulement de les impliquer dans la prise de décision (conformité) mais aussi dans les activités qui créent l’impact« .
Patagonia – un détaillant de vêtements et d’équipements de plein air – par exemple, implique différents groupes de personnes, à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, pour participer aux différentes activités de nettoyage de l’environnement qu’elle organise.
Des applications pratiques pour les entrepreneurs et les décideurs politiques
Le professeur Maon note que cette étude permet aux entrepreneurs sociaux de mieux comprendre le panorama des différentes structures qui existent (parfois au sein des mêmes pays) et les contraintes potentielles qu’elles peuvent poser. « Elle fournit des outils pour réfléchir aux types de structure juridique qui pourraient le mieux correspondre à leurs objectifs spécifiques en tant qu’entrepreneur social. » Il identifie également certains des principaux défis auxquels ils peuvent être confrontés – et les compétences qu’ils peuvent développer pour faire face à ces défis.
En ce qui concerne les décideurs politiques, le Dr Serres note que ce travail sera utile aux organismes qui développent des modèles de financement au niveau régional, national ou européen. « Il donne une vue d’ensemble ou une carte claire de leurs différentes spécificités, ce qui sera utile, par exemple, lors de l’élaboration d’appels à financement. »
Le professeur Maon note que l’étude sera également utile pour les discussions futures lors de la formulation de politiques fiscales pour différents types d’entreprises sociales.
Méthodologie
Les auteurs ont procédé à un examen systématique d’une cinquantaine de statuts juridiques dans sept pays différents et l’ont suivi d’une analyse approfondie. Après avoir élaboré une typologie des entreprises sociales (ESBL), ils ont réalisé de multiples études de cas et collecté des données auprès de trois entreprises sociales au Royaume-Uni et en France, y compris des entretiens avec des employés de ces entreprises.
*Social corporations under the spotlight : A governance perspective ; Journal of Business Venturing (2022) Coline Serres, Marek Hudon & François Maon.
**Cette recherche a été réalisée grâce au soutien de la Fondation de la Catho de Lille et de l’Université libre de Bruxelles (ULB).