Revoir « L’Auberge espagnole » en 2019
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Pour avoir une chance de décrocher le poste au ministère des Finances que lui promet un ami de son père, il ne manque à Xavier qu’une chose sur son CV : une parfaite maîtrise de la langue de Cervantes. Profitant du programme d’échanges universitaires européen Erasmus, le jeune homme de 25 ans s’envole pour Barcelone où il termine ses études d’économie et vit en colocation avec des jeunes venus des quatre coins du continent.
Au cœur de L’Auberge espagnole de Cédric Klapisch, ces aventures multiculturelles sont devenues emblématiques de générations toujours plus mobiles. Mais, plus de 15 ans après sa sortie, ce film « culte » nous permet-il encore de bien appréhender ce que vivent les étudiants qui partent à l’étranger ?
Des technologies qui rapprochent
Ce qui, bien souvent, frappe au premier chef en revoyant pareils films est l’évolution technologique considérable qui s’est produite depuis, leur donnant un côté quelque peu suranné. « Quand on arrive dans une ville, on voit […] des suites de bâtiments vides de sens, tout est inconnu, vierge », explique Xavier en voix off lorsqu’il découvre Barcelone. Mais en 2019, un étudiant partant à l’étranger dispose de nombreux outils pour atténuer cette sensation de saut dans une autre vie.
Il lui est ainsi possible, en amont de son départ, d’explorer sa destination grâce à des services de cartographie comme Google Maps ou Apple Maps. Sur des forums de discussion, il peut aussi bénéficier d’une multitude de conseils et de témoignages d’étudiants détaillant par le menu leur propre expérience à l’étranger. De même, une fois sur place, la carte papier a laissé place au couple Smartphone + GPS, facilitant grandement le repérage et l’orientation.
Sans bien sûr l’ôter totalement, tout cela permet toutefois de diminuer la pression liée à l’organisation du voyage – trouver un logement avant d’arriver est ainsi plus simple qu’à l’époque du film, dans lequel Xavier fait les petites annonces une fois sur place, appelant depuis des cabines téléphoniques maintenant quasi disparues.
Ensuite, le téléphone partagé dans l’appartement et l’utilisation parcimonieuse du mobile (loin des modèles actuels !) contrastent fortement avec notre monde actuel dans lequel chacun dispose de son propre smartphone, d’un accès à des outils de messagerie instantanée (WhatsApp, Messenger…) et aux réseaux sociaux – le tout dans un contexte où les coûts de communication se sont effondrés, en particulier depuis la disparition des frais de roaming intra-européen.
Des études confirment d’ailleurs que, en permettant aux étudiants partis à l’étranger de conserver de tels contacts avec leur famille et leurs amis dans leur pays, les réseaux sociaux contribuent à limiter le stress associé à la distance et à l’éventuel sentiment de solitude qui en découle.
D’autres travaux expliquent également comment ces mêmes réseaux sociaux contribuent à leur intégration locale, améliorant leur bien-être psychologique – ce qui aurait très certainement pu aider Xavier durant son expérience barcelonaise.
En outre, les applications de traduction automatique et autres dictionnaires disponibles sur smartphone peuvent là encore faciliter les échanges, et diminuer le stress lié à une relative non-maîtrise de la langue en arrivant.
Un autre contexte économique
En complément de ces mutations technologiques radicales sont intervenues de profondes évolutions économiques et sociétales :
- la baisse du prix des billets d’avion provoquée par le développement et la concurrence forcenés des compagnies low-cost du type Ryanair ou EasyJet ;
- la révolution du modèle des auberges de jeunesse
- le développement des plates-formes de colocation pour trouver un logement plus facilement ;
- la mise en place de l’euro fiduciaire en décembre 2001 (rappelons que le film date de 2002, et n’y fait donc pas référence) qui a considérablement facilité les déplacements et achats en zone euro.
En contrepoint de ces transformations, certaines choses n’ont toutefois pas ou peu changé dans ces expériences à l’international. C’est notamment le cas en ce qui concerne la préparation aux défis interculturels que vont vivre les étudiants. Celle-ci se limite le plus souvent à une ou deux séances d’explication autour de concepts tels que l’iceberg de la culture, le modèle de choc culturel ou de choc culturel inversé (parmi les plus utilisés dans les formations à la sortie du film).
Une dimension initiatique
Le modèle du choc culturel (proposé par Oberg en 1954 et révisé par Lysgaard en 1955, avec sa fameuse courbe en U), et a été revisité de nombreuses fois. Comportant quatre phases – souvent appelés lune de miel, crise, récupération et adaptation – il est au cœur de nombre de préparations de départ à l’étranger.
Il est pourtant vivement critiqué du fait de son insistance sur la « lune de miel », caractérisée par un sentiment d’euphorie et d’excitation. Lequel sentiment est justement aux antipodes de celui que ressent Xavier à son départ qui, inquiet face à l’inconnu qui l’attend, aux difficultés qu’il imagine et à l’éloignement de sa petite amie, fond en larmes dans l’avion du départ.
Ce n’est que plus tard, une fois ses divers tracas administratifs passés, qu’il va sortir la tête de l’eau pour rentrer successivement dans les phases de récupération et d’adaptation. Il peut alors pleinement profiter de la vie étudiante et de ses soirées mémorables dans un contexte interculturel. Et vivre divers événements qui, en lui permettant de se découvrir et de mûrir, participeront de la construction de sa personnalité. Ces éléments sont invariants, et heureusement : en cela, L’auberge espagnole reste un film très actuel, auquel les étudiants peuvent toujours s’identifier.
Cette expérience l’impactera profondément. Elle rendra d’un côté le retour particulièrement difficile, avec le début d’un travail qui ne lui plaît pas, mais facilitera dans le même temps une décision personnelle cruciale pour son avenir – abandon dudit travail pour faire ce qu’il a toujours voulu faire : devenir écrivain.
Du moins est-ce ce qu’il pense alors, le film suivant, Les Poupées russes, montrant toute la difficulté d’une telle décision. Voilà qui souligne implicitement le besoin d’accompagnement des étudiants à leur retour de leur séjour à l’international – accompagnement qui, à ce jour, s’inscrit encore trop rarement de manière formelle dans les cursus, même si certains établissements ont pris des mesures fortes en ce sens.
Loïc Plé & Grant Douglas, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.