Quand les réseaux sociaux créent des difficultés au travail pour les employés homosexuels : Entretien avec le professeur Lucas Amaral Lauriano
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Les réseaux sociaux gomment de plus en plus les limites entre nos vies professionnelle et personnelle. Les employés utilisent ces réseaux pour discuter et communiquer sur différents aspects de leur vie personnelle qui peuvent être vus par les employeurs ou les collègues. En outre, les entreprises voient de plus en plus l’intérêt pour les employés d’utiliser les réseaux sociaux dans un contexte professionnel, par exemple en tant qu’ambassadeurs de leurs activités. Cela peut toutefois créer des difficultés pour certaines personnes, par exemple les employés homosexuels qui peuvent ne pas vouloir révéler certains types d’informations personnelles à leurs collègues ou à leur supérieur. Le professeur Lucas Amaral Lauriano de l’IÉSEG et le co-auteur Thiago Coacci (Université fédérale de Minas Gerais) ont récemment publié les résultats d’une nouvelle étude* dans le cadre de laquelle ils ont passé 480 heures à observer des équipes de travail et à interroger 18 employés homosexuels de la filiale latino-américaine d’une entreprise manufacturière internationale sur leurs expériences. Nous avons parlé à Lucas des stratégies utilisées par les employés homosexuels pour faire face à ces difficultés et de la manière dont les entreprises peuvent utiliser les résultats pour améliorer leurs activités de diversité et d’inclusion.
Pouvez-vous expliquer brièvement le contexte de cette recherche ?
Je viens du Brésil et j’ai une certaine expérience en matière d’activités de durabilité des entreprises. Lorsque nous avons décidé de réaliser l’étude, le pays connaissait un contexte politique et culturel très particulier. C’était au moment des (dernières) élections présidentielles, et l’environnement politique avait un impact évident sur certains groupes minoritaires, ce qui peut se répercuter sur le lieu de travail. Les réseaux sociaux sont également très importants dans la société brésilienne et, en même temps, je voyais comment ils devenaient aussi un outil de plus en plus important pour les entreprises qui encouragent les employés à utiliser ces réseaux dans différents contextes professionnels. Nous avons donc jugé qu’il serait très intéressant et opportun d’étudier la manière dont les employés gèrent leurs activités sur les réseaux sociaux lorsque leurs mondes personnel et professionnel se rencontrent.
Avec l’accord de l’entreprise, j’ai donc entrepris de réaliser une étude ethnographique de quatre mois sur ses pratiques de durabilité. J’ai pu participer et observer différents aspects des activités de l’entreprise (réunions, présentations, etc.), prendre part à de nombreuses conversations informelles, et finalement réussir à recueillir 20 entretiens avec 18 employés homosexuels. Nous avons d’abord parlé à 2 employés qui avaient fait leur coming-out. Compte tenu des nombreux problèmes rencontrés lors de ces premières conversations, nous avons décidé de ne pas faire de publicité à grande échelle pour cette partie de notre recherche dans l’organisation. Alors que les responsables savaient que je faisais une recherche sur la durabilité, seul le coordinateur de la diversité a été informé que nous étions également intéressés par la compréhension des luttes quotidiennes des employés marginalisés : cela m’a aidé, car l’un des défis au début était de s’assurer que les employés homosexuels – qui ne l’étaient pas ouvertement – seraient d’accord pour se présenter et discuter de leurs expériences.
Quelles sont les principales conclusions et les différentes stratégies d’adaptation que vous avez identifiées ?
Nous avons observé que les employés homosexuels étaient généralement confrontés à un dilemme lorsqu’ils utilisaient les réseaux sociaux dans le contexte professionnel. Les réseaux sociaux sont généralement considérés comme un lieu sûr pour les groupes minoritaires, où ils peuvent s’exprimer plus librement. Le fait que les entreprises encouragent de plus en plus les employés à utiliser ces réseaux a changé cette dynamique et signifie qu’ils doivent faire face à ce flou des frontières. Nous avons identifié trois types de stratégies d’adaptation.
Tout d’abord, de nombreux employés ont simplement tenté de refléter leur niveau de divulgation en ligne et hors ligne. Cela signifie qu’ils ont utilisé les réseaux sociaux comme une extension de leurs comportements en face-à-face. S’ils étaient ouverts sur leur orientation sexuelle sur le lieu de travail, ils avaient tendance à faire de même sur les médias sociaux. Les employés qui n’étaient pas ouverts à l’idée d’afficher leur homosexualité au travail utilisaient différentes méthodes pour se cacher ou se présenter sous un jour plus hétéronormatif sur les réseaux sociaux. Par exemple, certains ont décidé d’empêcher leurs collègues de les suivre ou de voir leurs comptes/posts, ou de ne pas publier de photos avec leurs partenaires, etc. C’est probablement la stratégie d’adaptation la plus typique que nous ayons vue, mais nous avons néanmoins constaté qu’elle pouvait leur poser de nombreux problèmes.
Deuxièmement, certains employés homosexuels ont adopté ce que nous appelons des efforts de déstigmatisation en ligne. Cela signifie qu’ils n’étaient pas satisfaits de l’idée de devoir se cacher ou de devoir prétendre qu’ils étaient quelqu’un d’autre ‘en ligne’. Ils ont donc décidé d’utiliser les médias sociaux pour souligner qu’ils étaient homosexuels. Certains ont publié des déclarations politiques et ont estimé qu’ils devaient repousser les limites de ce qui est considéré comme « acceptable » sur le lieu de travail. Il s’agissait probablement d’une minorité d’employés qui agissaient de la sorte, mais c’était très important car nous avons vu que ces personnes peuvent également aider les organisations à améliorer leurs pratiques internes.
Enfin, nous avons également eu l’exemple d’une personne qui ne faisait pas attention à ces connexions entre les interactions en ligne et en face-à-face. Elle était donc dans ce que nous appelons le déni d’effondrement. La personne pensait et agissait comme s’il n’y avait aucun lien entre ses activités en ligne et en personne, agissant d’une certaine manière sur les réseaux sociaux et d’une manière contradictoire dans les interactions en personne avec ses collègues. Cela a créé des difficultés pour cette personne au travail, car les membres de l’équipe qui voyaient son activité sur les réseaux sociaux avaient du mal à comprendre son discours au travail. Je tiens à souligner que nous pensons qu’il s’agit d’un cas atypique, c’est-à-dire qu’il s’agit plutôt d’une exception car il ne suit pas les schémas plus courants décrits ci-dessus, probablement parce que ce mécanisme d’adaptation est difficile à maintenir.
Quelles sont les implications pour les employeurs et en particulier les entreprises qui cherchent à améliorer leurs initiatives en matière de diversité et d’inclusion ?
Je pense que cette recherche a des implications pour les entreprises confrontées à des « effondrements de contexte » similaires (c’est-à-dire lorsque les réseaux sociaux sont omniprésents entre les employés et que leur utilisation est stimulée par les organisations), ainsi que pour différents types de groupes minoritaires et d’employés qui peuvent potentiellement être marginalisés ou stigmatisés sur le lieu de travail.
Notre étude met en évidence la nécessité pour les organisations d’avoir des politiques plus claires sur les réseaux sociaux et les comportements en ligne, notamment en termes de sensibilisation des employés. De nombreuses organisations souhaitent que leurs employés participent à leur présence en ligne, mais beaucoup d’entre elles ne donnent pas de conseils ou ne sensibilisent pas les employés à leurs attentes et à leurs implications.
Une autre action que les organisations peuvent envisager serait d’intégrer les réseaux sociaux dans leur formation à la diversité, avec un soutien et des implications claires pour les managers et les employés. De nos jours, de nombreuses organisations sont impliquées dans différents types de formation à la diversité et je pense que ce serait un grand pas en avant si elles pouvaient intégrer la sensibilisation aux réseaux sociaux dans leur formation.
Enfin, je pense que le dernier aspect important concerne le recensement des expériences au sein d’une organisation. Par exemple, dans notre étude, l’entreprise avait recensé les expériences des employés et invité certains des employés homosexuels que nous avions interrogés à se manifester et à participer à ses futures initiatives en matière de diversité. Cela peut permettre d’identifier les personnes susceptibles de partager leurs expériences et d’aider la direction à développer des activités et des objectifs de diversité et d’inclusion. Cela peut également contribuer à donner plus de légitimité à ces initiatives au sein d’une organisation, car ces groupes sont moins susceptibles de critiquer s’ils y participent activement.
*“Losing Control: The Uncertain Management of Concealable Stigmas When Work and Social Media Collide”, Lucas A. Lauriano and Thiago Coacci, The Academy of Management Journal (2021).