Pourquoi de nombreuses plateformes de mobilité partagée peinent à attirer les automobilistes ?
Le secteur des transports est l'une des plus grandes sources d'émissions de gaz à effet de serre dans l'Union européenne, le transport routier étant responsable de la majeure partie de ces émissions. Le Parlement européen note que les voitures particulières ont représenté plus de la moitié des émissions totales de CO2 du transport routier de l'UE en 2019. Avec un taux d'occupation moyen de 1,6, l'une des pistes explorées pour réduire les émissions des voitures est celle des solutions de mobilité partagée qui offrent des modes de déplacement alternatifs tels que la micromobilité (par exemple, les trottinettes Lime ou Tier), l'autopartage (par exemple, ShareNow) ou le covoiturage.

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Cependant, des recherches antérieures ont mis en évidence le fait que certaines solutions de mobilité partagée peuvent avoir du mal à attirer les automobilistes, alors même que ce sont eux qui devraient changer de mode de déplacement pour que les politiques de transport durable soient efficaces.
Les estimations de coût peuvent être ‘’subjectives’
Le coût est l’un des principaux facteurs que les consommateurs utilisent pour prendre des décisions concernant les moyens de transport qu’ils utilisent. Cependant, il peut être difficile de créer des incitations basées sur les coûts pour que les automobilistes passent de leur voiture à des offres de mobilité partagée plus durables. L’une des raisons est que la façon dont nous estimons et comparons mentalement nos frais de déplacement est souvent assez subjective : de nombreuses personnes ne tiennent pas pleinement compte des coûts liés à la dépréciation du véhicule, à l’assurance, en plus des coûts de carburant et d’entretien, alors que d’autres modes de transport (transports publics) entraînent souvent un coût fixe.
Dans ce contexte, une équipe de chercheurs* a étudié comment les perceptions des consommateurs et leurs choix de déplacement affectent la façon dont ils calculent mentalement les coûts. Ils ont mené une expérience auprès de plus de 800 voyageurs en Allemagne pour découvrir comment ils calculent les coûts et sélectionnent les modes de transport.
Le but et la distance peuvent avoir un impact sur la perception des coûts
« Dans l’ensemble, nous avons constaté que l’objectif (par exemple, loisirs ou travail) et la distance du voyage prévu peuvent modifier la façon dont nous percevons les coûts par rapport aux coûts réels. Les courts trajets liés aux loisirs sont perçus comme étant moins chers (au km) que les longs trajets et aussi moins chers que les voyages professionnels », explique Jan KLEIN, professeur à l‘IÉSEG et l’un des coauteurs de l’étude.
Mais cette perception biaisée des coûts s’applique-t-elle à tous les répondants ou à des segments spécifiques d’utilisateurs de voitures ? « Notre analyse montre que les utilisateurs réguliers de voitures (par exemple, pour le trajet domicile-travail, et que l’on nommera les « navetteurs ») et ceux qui hésitent à utiliser la technologie sont plus susceptibles de sous-estimer les coûts impliqués, tandis que les personnes qui utilisent moins fréquemment la voiture ou qui utilisent d’autres moyens de transport ont tendance à calculer de manière plus rationnelle. »
« Les navetteurs décident généralement dès le départ de leur mode de transport pour se rendre au travail, en tenant compte du confort, de la fiabilité, de la rapidité, du coût et des préoccupations sociales et environnementales. Par la suite, le mode choisi devient habituel et les autres alternatives sont moins envisagées », ajoute le professeur KLEIN.
Comment attirer davantage d’automobilistes ? Pistes à explorer…
Leurs conclusions confirment donc que les services de mobilité partagée sont susceptibles d’être confrontés à des défis plus importants pour attirer les automobilistes vers leurs services que les utilisateurs d’autres modes de transport. En d’autres termes, les services de mobilité partagée attirent souvent davantage les usagers des transports en commun que les automobilistes, ce qui laisse la question centrale sans réponse. À la suite de leur expérience, les chercheurs ont comparé leurs conclusions avec les stratégies de plusieurs plateformes de mobilité partagée dans une ville allemande, afin d’explorer davantage ce défi.
Ils estiment qu’il existe plusieurs pistes que les plateformes de mobilité partagée et les décideurs politiques peuvent explorer pour relever le défi d’attraction des automobilistes : sensibiliser davantage les consommateurs aux coûts réels des choix de transport, renforcer l’attractivité de ces services, ainsi que leur manière de promouvoir leurs services auprès des automobilistes.
Informer les automobilistes des coûts réels de l’utilisation de la voiture pour les trajets domicile-travail est prometteur. « Notre étude montre que les automobilistes réagissent à de simples informations ou rappels sur les coûts de possession d’une voiture. Lorsqu’on leur présente cette simple information sur les coûts, ils évaluent les dépenses de manière plus rationnelle. Pour les courts trajets de loisirs, cela a entraîné une augmentation de 29 % de leurs coûts estimés, les rapprochant ainsi beaucoup plus des dépenses réelles », ajoute Jan KLEIN.
Les auteurs suggèrent par exemple que le fait d’exiger des concessionnaires automobiles et des assureurs qu’ils fassent preuve d’une transparence totale sur le coût total de possession (à l’instar des étiquettes d’émissions) pourrait jouer un rôle plus important pour garantir que les propriétaires de voitures comprennent les coûts réels d’utilisation d’un véhicule, ce qui permettrait une prise de décision plus rationnelle.
En ce qui concerne l’attractivité des services partagés, les auteurs notent que les plateformes de mobilité devraient faire en sorte que les zones résidentielles et les destinations domicile-travail soient très bien desservies et que la qualité du service soit suffisamment élevée (par exemple, une disponibilité prévisible aux heures de pointe) pour répondre aux besoins des usagers.
« Les plateformes de solutions de mobilité partagée pourraient également accroître l’attractivité des trajets domicile-travail par une communication ciblée ou une coopération avec les grandes entreprises et pôles de formation (educators) », notent-ils. Les mesures pourraient également inclure des tarifs subventionnés pour les trajets à destination et en provenance de certaines destinations et des campagnes ciblant, par exemple, les personnes qui ont récemment emménagé en ville.
En termes d’attractivité financière, les services de mobilité partagée utilisant des mécanismes de tarification dégressive couvrant à la fois la distance et l’utilisation totale pourraient aider à mieux s’aligner sur les coûts perçus (par exemple, abonnements forfaitaires, modèles de propriété partagée).
« Le défi de la mobilité urbaine ne peut être résolu par un simple changement de politique », conclut Jan KLEIN. « Les navetteurs, qu’ils utilisent le train ou la voiture, ne constituent pas un groupe homogène ; ils perçoivent les coûts différemment et réagissent de diverses manières aux nouvelles initiatives. Ainsi, pour induire un réel changement, les politiques de transport et les fournisseurs de mobilité partagée doivent mieux prendre en compte leurs besoins spécifiques. »
Pour en savoir plus, lisez l’étude complète ici :
*Understanding the urban mobility challenge: Why shared mobility providers fail to attract car drivers (Transport Policy, Volume 158, November 2024):Philip Fitschen (EBS Universität für Wirtschaft und Recht) , Katrin Merfeld (Utrecht University School of Economics) , Jan F. Klein (IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221, LEM- Lille Economie Management), Sven Henkel (EBS Universität für Wirtschaft und Recht).