Migrations, emploi, infécondité, éducation… Quand les chercheurs interpellent les décideurs

Découvrez l'interview récente de Thomas BAUDIN, Économiste, Professeur à l’IÉSEG School of Management, Directeur de Lille Économie Management, publiée dans 'Open LAB - le mag', Le Magazine de la Recherche des établissements de l'Université Catholique de Lille.

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20/11/2025

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A 43 ans Thomas Baudin a déjà accompli un long parcours de formation et de recherche en économie : licence et maîtrise à l’Université du Littoral Côte d’Opale, DEA en macroéconomie, doctorat en économie en 2008 qui portait sur les comportements de fécondité et Habilitation à diriger les recherches en 2016. Enseignant-chercheur à l’Université Lille 3, puis à l’Université catholique de Louvain (Belgique), il intègre l’IÉSEG il y a 8 ans comme Professeur d’économie et de méthodes quantitatives. Il dirige, depuis ce 1er juillet, le LEM Lille Économie Management, Unité mixte de recherche CNRS / Université de Lille / IÉSEG, le plus grand laboratoire français de recherche en économie gestion, placé dans le top 10% au niveau international.

Découvrez son interview dans Open LAB – le mag’, Le Magazine de la Recherche des établissements de l’Université Catholique de Lille (n° 12 -juillet 2025).

Comment s’est dessinée votre orientation vers l’économie ?

Thomas Baudin

Pour être honnête, j’ai choisi par défaut un baccalauréat ES au lycée Mariette de Boulogne-sur-Mer car je voulais fuir les sciences physiques et la SVT. J’ai été captivé par les cours de sciences économiques. Lors de mon année de terminale, j’ai ouvert un peu par hasard un livre d’analyse économique de première année d’Université : il m’a passionné et confirmé que l’économie était bien plus complexe, scientifique et mathématique que je ne l’imaginais.

L’économie est une science de la décision basée sur des choix rationnels. Elle se trouve à la croisée de beaucoup de domaines : sociologie, démographie, anthropologie, histoire, politique, droit… Je considère qu’en économie – mais c’est vrai pour beaucoup de disciplines scientifiques – les chercheurs doivent s’intéresser aux défis de la société et contribuer à apporter des réponses aux questions contemporaines.

La thèse de doctorat que j’ai soutenue en 2008 s’est inscrite dans ces préoccupations, en portant sur l’analyse des comportements de fécondité et sur l’influence des politiques familiales et des facteurs culturels.

J’ai par la suite étudié le phénomène d’infécondité lors de mon post-doctorat. Nous avons contribué à mieux comprendre pourquoi certaines personnes ne peuvent ou ne désirent pas avoir d’enfants. Nous avons mis en avant que les facteurs économiques, tels que la pauvreté et les opportunités sur le marché du travail, constituent des moteurs puissants des variations de l’infécondité.

Vous concentrez vos recherches sur les migrations familiales dans le temps et dans l’espace, leurs impacts sur l’économie et l’emploi. Ce sont des sujets complètement d’actualité, en France et partout dans le monde ?

L’histoire nous rappelle que les migrations sont essentiellement, au départ, internes aux différents pays : c’est le cas, en Europe, de l’exode rural, conséquence de l’innovation dans l’agriculture. La France a une histoire particulière dans ce domaine. On y a observé très tôt des migrations internes et un besoin de migrations internationales. Notre pays a très tôt présenté des taux de fécondité plus faibles que dans les autres pays, ce qui a nécessité de faire appel à la main-d’œuvre étrangère. Et ceci dès le milieu du XIXe siècle avec la révolution industrielle.

Ce phénomène s’est accentué en raison des pertes humaines colossales dues aux deux guerres mondiales. Mes recherches se concentrent sur l’analyse historique des migrations familiales. Je cherche à comprendre comment la migration des familles et les interconnexions entre aléas économiques et décisions familiales ont nourri la croissance économique européenne.

En se déplaçant, les individus et leurs familles modifient la distribution de la main-d’œuvre, du capital humain et de la richesse à l’échelle des régions, des pays et de la planète tout entière. Comprendre et quantifier l’effet que ces déplacements ont eu et continuent d’avoir sur nos économies est un moyen fondamental d’éclairer le débat public et scientifique sur les migrations.

Comment gérer, en France, la question migratoire ?

Toutes les études économiques le démontrent : l’immigration a soutenu notre modèle de croissance au cours de ces deux derniers siècles. Sans migration, pas de croissance à long terme. Nous avons besoin de capital humain pour produire et de jeunes actifs pour alimenter notre système de solidarité sociale. L’immigration a des effets positifs à court et moyen terme.

Les migrants occupent des postes que, souvent, les natifs ne veulent plus prendre. C’est le cas en ce moment pour les métiers de la restauration, du BTP, de l’aide à domicile, de la propreté… Et s’il y a concurrence pour des emplois entre natifs et migrants, on constate à moyen terme que les natifs se requalifient pour occuper d’autres postes de travail.

Le fait de blâmer certaines populations, ici en l’occurrence les migrants, est un moyen de masquer le manque d’efficacité des politiques économiques de ces dernières décennies. Il est beaucoup plus confortable et aisé de désigner un groupe d’individus venant de l’étranger plutôt que de trouver des solutions aux problèmes du chômage ou du déficit du système de sécurité sociale. Si l’on parle de ce dernier, le déficit vient du vieillissement de notre population et d’une pyramide des âges peu favorable, qui voit la proportion de personnes âgées devenir très grande comparée à celle des actifs.

Fermer nos frontières aux jeunes actifs étrangers prêts à travailler et à contribuer au système de redistribution est l’exact inverse de ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Mettre en place des politiques d’accueil et d’intégration bien pensées serait un moyen efficace de gérer la question migratoire.

Vous participez au Centre de recherche IFLAME de l’IÉSEG sur l’économie de la famille, du travail et des migrations. Quels sont les principaux axes de recherche ?

Le cœur de la recherche menée au sein de l’IÉSEG est de répondre aux grandes questions sociétales, économiques et managériales de notre temps, alors que les transformations auxquelles nous faisons face sont plus radicales, rapides et souvent difficiles à prévoir.

L’équipe IFLAME, dirigée par Simone MORICONI, rassemble sept enseignants-chercheurs permanents et cinq étudiants en doctorat et post-doctorat. Ils étudient les déterminants micro-économiques de l’offre de travail individuelle, les comportements d’éducation et familiaux. A travers des contrats et projets de recherche financés par le Ministère français de l’intérieur, l’ANR, des fonds européens, nous étudions en particulier les facteurs familiaux qui façonnent les décisions en matière d’offre de main-d’œuvre ; la mobilité de la main-d’œuvre et les effets à long terme des migrations à grande échelle ; les effets économiques interculturels et les interactions entre les migrants et les autochtones ; les politiques gouvernementales et les institutions du marché du travail….

Ainsi, le projet de recherche CILOSI, financé par le ministère de l’Intérieur pour les années 2025 et 2026, vise à explorer et améliorer l’intégration des migrants – en particulier les réfugiés et les femmes – en s’attaquant aux obstacles socio-économiques et culturels. L’intégration, nécessaire, des migrants n’est en effet pas qu’économique, elle est aussi culturelle et sociale. Les chercheurs peuvent la mesurer, y compris, par exemple, par le choix des prénoms donnés aux enfants par les migrants installés en France ces dernières décennies.

Plusieurs lois portant sur l’immigration ont été votées en France ces dernières années. Quel est leur impact sur le sentiment d’appartenance des enfants issus de parents étrangers ?

L’immigration, l’intégration, le droit de la nationalité, l’automaticité de la citoyenneté, le droit du sol sont effectivement au cœur des débats.

En particulier, la loi Immigration et Intégration, adoptée en décembre 2023, prévoyait, dans ses premières versions, la fin de l’automaticité de citoyenneté pour un enfant né en France de deux parents étrangers et l’obligation de manifester, auprès de l’État, à sa majorité, sa volonté de devenir français pour obtenir la nationalité française.

Nos recherches montrent que la loi précédente de juillet 1993, dite loi Pasqua-Méhaignerie, qui prévoyait déjà que ces enfants, nés en France de parents étrangers, confirment devant un juge leur intention de devenir français, a induit des différences notables, entre enfants d’immigrés et enfants nés français, quant au sentiment d’intégration des enfants d’immigrés et a réduit de 10 % la probabilité qu’ils se sentent français.

Tout ce que cette loi a fait, c’est de faire découvrir à toute une génération de descendants d’immigrés, qui étaient persuadés depuis l’enfance d’être français, qui avait respecté les lois de la République, fréquenté ses écoles, ses clubs de sport, ses conservatoires qu’en réalité ils n’avait jamais été vraiment français comme les autres, qu’ils n’étaient pas intégrés comme ils le pensaient. Cette loi les a éloignés du sentiment d’être français et a provoqué un repli religieux pour nombre d’entre eux. On est en l’espèce bien loin d’une politique d’intégration bien pensée.

Autrement dit, rogner sur le droit du sol pourrait se retourner à terme contre la société française, altérer sa cohésion et ses performances.

Vous avez pris le 1er juillet 2025 la direction du laboratoire de recherche Lille Economie Management, le LEM. Quelles sont vos missions et projets pour les cinq années à venir ?

Le LEM a été créé il y a 11 ans – c’est un jeune laboratoire – et rassemble aujourd’hui 290 chercheurs, enseignants-chercheurs, doctorants et membres du personnel. Sous tutelle du CNRS, de l’Université de Lille, de l’IÉSEG, des Universités d’Artois et du Littoral Côte d’Opale, le LEM est aujourd’hui le plus important laboratoire de recherche en économie et gestion en France, l’un des plus renommés à l’international pour certaines thématiques.

Parmi les orientations nouvelles et les chantiers à mener, je mentionnerai la création d’un Laboratoire d’économie expérimentale pour aider à la prise de décisions, dans la sphère publique et privée, au moment où nous sommes placés face à des incertitudes radicales dans les domaines de l’environnement, de la santé, des conflits, de la sécurité. En projet également l’organisation d’un Observatoire des Futurs économiques et managériaux et de grands forums de discussion sur les futurs incertains et bien d’autres sujets. Plus que jamais, nous, les chercheurs, devons informer, éclairer, documenter, outiller les politiques et les décideurs économiques sur les réalités et l’impact des grandes mutations. Nous devons dialoguer avec eux.

Notre communauté de chercheurs a décidé, par ailleurs, d’intensifier, dans la vie quotidienne du LEM, la politique et les actions concrètes de la RSE, de la soutenabilité, de la durabilité et de l’inclusion. L’expérience très ancrée de l’IÉSEG et des partenaires du LEM dans ce domaine va nous inspirer pour devenir exemplaires.


Propos recueillis par Francis DEPLANCKE


Découvrez Open LAB – le mag’, Le Magazine de la Recherche des établissements de l’Université Catholique de Lille

Lille Économie Management : Les quatre axes de recherches

  • Management et organisation : éthique, RSE, innovation et entrepreneuriat, organisation du travail.
  • Flux économiques et financiers des biens, des capitaux, des personnes : économie internationale, gestion des risques financiers, fiances d’entreprises, analyses économiques des migrations et dynamique des populations.
  • Marketing, négociations, ventes : comportements des consommateurs, études de valorisation du capital-client, pratiques de négociation.
  • Prise de décisions : efficacité des organisations publiques et privées, analyse des décisions en situation de risques et d’incertitudes, prises de décisions publiques (économie, aménagements, transports, éducation, santé).

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Économie & Finance


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