Méditation en entreprise : les critiques sont les mêmes que celles visant la RSE il y a 20 ans
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La méditation de pleine conscience qui trouve ses origines dans de multiples traditions spirituelles, a fait son entrée dans les entreprises ces dernières années, et pourrait apporter des éléments de réponse à une société qui se serait emballée dans une course effrénée managériale où la croissance continue et les pressions temporelles sont devenu des défis majeurs de la vie moderne.
Récemment, nous avons mené une étude où nous avons pu explorer à la fois les bénéfices et les écueils de l’intégration de cette pratique en entreprise (que nous avons nommée « corporate mindfulness »).
D’abord, plusieurs types de bénéfices, physiologiques et psychologiques, ont pu être identifiés. Par exemple, il a été démontré que les interventions basées sur la pleine conscience dans les entreprises réduisent le stress perçu et l’anxiété liée aux traits de caractère des employés. La méditation de pleine conscience permettrait aux salariés de mieux réguler leurs émotions, d’améliorer leur capacité de prise de décision, et enfin de permettre une meilleure résistance au changement.
Ces mécanismes individuels renforceraient le leadership dans les organisations et la pleine conscience des équipes, des ingrédients clés pour favoriser une entreprise apprenante, plus résiliente et avec une plus grande capacité d’adaptation dans un monde mouvant.
« Business as usual » ?
Notre étude s’intéresse également au courant critique de la corporate mindfulness pour qui la méditation de pleine conscience en entreprise est une démarche néolibérale qui viendrait au contraire renforcer les problèmes engendrés par le capitalisme. Comme nous le relevons, ces critiques font écho aux débats plus anciens sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE).
Il y a vingt ans, le débat portait sur la question suivante : la RSE était-elle un simple outil de plus pour rendre l’entreprise plus performante ? Ou, au contraire pouvait-elle être considérée comme un objet éthique et à vocation transformationnelle pour l’entreprise et la société ?
Le même débat fait rage aujourd’hui à propos de la corporate mindfulness. Pour beaucoup, elle est un instrument des ressources humaines (RH) qui permet aux salariés d’être plus agiles, plus justes dans leurs décisions, plus habiles dans leurs relations interpersonnelles, plus motivés par leur entreprise et donc plus performants.
Cette façon d’appréhender la corporate mindfulness semble soutenir un paradigme du « business as usual », c’est-à-dire un paradigme ou la performance économique dominerait toutes les autres valeurs. La corporate mindfulness aurait même été qualifiée récemment comme une manière de créer un avantage concurrentiel durable pour l’entreprise.
La posture critique voit au contraire la corporate mindfulness comme une pratique appauvrie et décontextualisée de ses racines bouddhistes, une simple technique reproduisant les inégalités managériales et aidant à maintenir des cultures organisationnelles toxiques.
Ces critiques appellent à une vision plus éthique et pour certains cela implique de retrouver une proximité aux racines religieuses, de manière à ce qu’une véritable transformation en profondeur des modes de relations entre les managers et leurs salariés, entre les humains et leur relation à la nature, puisse opérer. Cette nouvelle approche plus éthique et non instrumentale permettrait de favoriser un monde plus juste et moins destructeur de l’environnement.
Dépasser le débat éthique/instrumental
Dans le domaine de la RSE, le débat n’a jamais été totalement tranché entre ceux pour qui les pratiques d’innovations sociales et environnementales doivent se faire pour des raisons éthiques (« the right thing to do », la bonne chose à faire) et ceux pour qui il est impossible de séparer l’éthique de l’objectif économique. En 1995, le chercheur américain Thomas D. Jones expliquait par exemple que la moralité n’est pas une fin en soi, mais un moyen de maximiser la profitabilité de la firme et son efficience.
Pour un éthicien, ce genre de raisonnement paraît sûrement incohérent. Le courant pragmatique peut être une solution au débat. Ainsi, au lieu d’ausculter les motivations profondes des acteurs pour comprendre si les motivations sont de l’ordre éthique ou instrumental, l’invitation est simplement d’observer les programmes RSE mis en place par les entreprises afin d’établir si leurs impacts sur les bénéficiaires désignés répondent efficacement aux problèmes sociétaux et environnementaux.
Ainsi, en appliquant une approche pragmatique à la corporate mindfulness, nous pourrions nous demander simplement si les entreprises qui intègrent des programmes de méditation de pleine conscience pour leurs salariés sont aussi des entreprises dont la culture organisationnelle est plus intègre, plus agile et apprenante.
Ce serait également un moyen d’évaluer si les parties prenantes (salariés, sous-traitant, consommateurs, etc.) sont plus heureuses, paisibles, équilibrées, et si les sujets environnementaux et sociétaux sont véritablement intégrés au sein de la chaîne de valeur de l’entreprise.
Une approche pragmatique pourrait ainsi permettre de dépasser le débat éthique/instrumental. Il semble en effet qu’il apparaît compliqué de pouvoir décrypter les intentions profondes des managers et il n’est pas forcément nécessaire de renouer avec les racines bouddhistes de la mindfulness pour que celle-ci soit éthique.
Plusieurs pistes semblent ici possibles. Premièrement, les entreprises peuvent encadrer la pleine conscience dans un cadre humaniste qui n’est pas nécessairement spirituel ou lié au bouddhisme. Deuxièmement, les entreprises peuvent remplacer une manière instrumentale et autoritaire d’entrer en relation avec le monde par une approche d’écoute et relationnelle.
Troisièmement, les entreprises peuvent mettre en œuvre la pleine conscience dans un cadre où les employés sont encouragés à cultiver l’authenticité, l’honnêteté et la prise de risque de manière à favoriser une approche collective et non individualiste des sujets environnementaux et sociaux.
La corporate mindfulness offre de multiples bénéfices pour les entreprises, les salariés et potentiellement pour la société de manière plus large, mais il reste important d’entendre les voix critiques qui s’élèvent contre une instrumentalisation trop importante de la corporate mindfulness.
Cependant, le risque de cette critique est de nier la possibilité qu’une innovation normative et non instrumentale puisse faire son entrée dans l’entreprise. Il y a 20 ans, nous parlions de RSE, aujourd’hui les B-Corp ont fait leur apparition ainsi que les entreprises à mission. Le mouvement B-Corp vise à allier à la fois l’éthique et l’économique au cœur de la mission de l’entreprise et à démontrer qu’il est possible de manier des équilibres parfois compliqués et hybrides.
Certes, cette voie n’est pas facile mais elle reste la voie la plus intéressante à poursuivre. De la même façon, une approche pragmatique de la corporate mindfulness a le mérite de nous permettre d’être constructif pour favoriser plutôt que freiner l’expérimentation de pratiques hybrides au sein des entreprises, facilitant ainsi les modifications profondes et nécessaires de notre société face aux mutations sociales et environnementales en cours.
Julie Bayle-Cordier, Azadeh Savoli, João Vieira da Cunha, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Septembre 2024: Veuillez noter que Azadeh Savoli ne travaille plus à l’IÉSEG. Cet article a été publié lorsque ce professeur était à l’IÉSEG.