Les 25 licornes de Macron, une dangereuse fascination ?
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Dans une vidéo postée le 17 janvier dernier, Emmanuel Macron pouvait annoncer, tout sourire, la naissance de la 25e licorne française : « Derrière, il y a près de 20 000 start-up qui, par leur impact, sont essentielles à notre économie, à notre société », s’est-il réjoui.
Une licorne est une entreprise exerçant dans le secteur des nouvelles technologies, non cotée en bourse, et valorisée à plus d’un milliard de dollars. On en compte aujourd’hui 26 en France dont les plus connues sont BackMarket, Qonto, Doctolib ou encore Lydia. Sur le plan international, cela reste peu (selon les méthodes de recensement, il y en aurait entre 650 et 1000 dans le monde), mais la dynamique s’avère exponentielle : il n’y avait que 12 licornes françaises en 2021 et seulement 3 en 2020.
La France semble attirer de plus en plus de très gros financeurs étrangers capables de mettre 50, 100 ou 200 millions d’euros dans une start-up. Le président de la République avait fixé, en 2019, l’objectif de 25 licornes françaises d’ici 2025, but atteint donc, et même dépassé 3 ans avant la date de tombée.
Si son quinquennat reste résolument associé à la France « start-up nation » et à la French tech, ce mouvement vers l’entrepreneuriat a débuté il y a beaucoup plus longtemps, dès la fin des années 1990, sous l’impulsion de politiques publiques qui visaient à projeter la France dans ce qu’on appelait alors la « nouvelle économie ». La Silicon Valley était le modèle absolu et semble l’être restée.
La presse économique se réjouit de ce carnet de naissances, mais certaines voix discordantes se font aussi entendre. Et nos travaux font partie de ceux qui invitent à nuancer l’enthousiasme ambiant. Leurs résultats suggèrent en effet que l’hyper-priorisation de la croissance est une injonction qui ne fonctionne pas pour une majorité d’entrepreneurs.
Croître ou mourir
Car outre leur valorisation stratosphérique, les licornes ont pour point commun d’opérer des levées de fonds à tour de bras tout en n’ayant (généralement) pas atteint un quelconque seuil de rentabilité. En d’autres termes, elles sont en hypercroissance, ont un besoin constant de nouveaux capitaux, « brûlent du cash » selon l’expression consacrée et sont rarement rentables.
Une récente mini-série consacrée à Uber l’illustre parfaitement, en particulier dans une scène où le cofondateur Travis Kalanick redemande à son fonds d’investissement partenaire des millions quelques mois à peine après en avoir reçu un nombre certain. Leur devise partagée est « Grow or die », croître ou mourir. La demande reçoit une réponse positive.
Ils appliquent la logique suivante : dans un nouvel espace de marché (Uber a créé un nouveau marché), il va y avoir une licorne. Il faut donc miser sur la bonne et s’accrocher. C’est une stratégie de « winner takes all (le gagnant prend tout) » et les investisseurs sont en mode « high risk high reward (prime à qui prendra le plus de risque) ».
Des modèles
Dans son discours de 2019 ainsi que dans celui de ce début d’année, Emmanuel Macron explique qu’il y a là une « bataille pour la souveraineté ». L’idée est que si la France ne parvient pas à construire des champions dans les secteurs d’avenir tels que le digital ou l’intelligence artificielle, ses choix seront dictés par d’autres.
Il est vrai que nous avons beaucoup de retard en la matière. Les deep tech par exemple, ces start-up qui proposent des produits ou des services sur la base d’innovations de rupture, restent très peu soutenues en France. Leurs cycles de recherche et développement étant particulièrement longs, elles ont des besoins de financement encore plus élevés que les autres start-up. Et ces investissements massifs sont plus le fait, en France, de fonds américains et japonais.
Emmanuel Macron explique que l’ambition est d’irriguer l’ensemble de l’économie, plus particulièrement en créant des emplois directs et indirects. Les chiffres du rapport publié en octobre 2021 par France Stratégie semblent d’ailleurs corroborer cette assertion.
Ce qui est intéressant également est que ces licornes peuvent permettre de retenir nos talents, ces ingénieurs, par exemple, qui ne trouvent pas de projets assez ambitieux et à la pointe en France et qui s’expatrient. Il y a aussi dans ces licornes l’espoir qu’elles soient les têtes de pont, les animateurs, les leaders d’écosystèmes qui nous font cruellement défaut. Dans son récent discours, le président affirme :
« La French tech, ce n’est évidemment pas que les licornes, mais je les vois en quelque sorte comme des exemples, des modèles pour l’ensemble de l’écosystème ».
Licornes ou cygnes noirs ?
Le tableau n’est cependant pas si idyllique. Rechercher sa souveraineté technologique, ou vouloir créer des emplois, constitue un objectif louable, mais la surmédiatisation des licornes a aussi des impacts négatifs. Deux sociologues des organisations américains, Howard Aldrich et Martin Ruef critiquent ainsi fortement, dans un article récent, la chasse aux « cygnes noirs » du monde entrepreneurial. Ils emploient l’expression en référence au statisticien Nassim Taleb qui explique qu’il existe certains évènements aléatoires et rares à la fois qui, s’ils se réalisent, ont des conséquences d’une portée considérable et exceptionnelle.
GAFAM, BATX ou autres NATU… les deux chercheurs montrent qu’il s’agit bien de cygnes noirs : extrêmement rares et imprévisibles. Et pourtant, la communauté scientifique tout comme les médias leur vouent l’immense majorité de leurs ressources.
Tout ceci se fait aux dépens de ce qui constitue 99,99 % de l’entrepreneuriat à savoir des entreprises qui n’ont rien de tout cela mais qui font quand même marcher l’économie. C’est dans cette veine que certains entrepreneurs et entrepreneuses s’expriment pour expliquer que leurs entreprises ne sont pas des licornes et qu’elles ne cherchent pas à le devenir.
Il faut aussi comprendre que placer la croissance avant la rentabilité est la meilleure façon d’aller vers l’échec. C’est ce que nous avons démontré sur un échantillon constitué par près de 40 % des PME européennes.
Diamétralement opposées
Différentes méthodes d’estimation statistiques nous conduisent au même résultat : les entreprises qui parviennent le plus à la réussite, c’est-à-dire qui combinent à la fois forte croissance et forte rentabilité, sont, le plus souvent, celles qui ont misé sur la rentabilité plutôt que sur la croissance. Autrement dit, réussir à une date t est plus probable lorsque l’on connaît une forte rentabilité en t-1 que lorsqu’on connaît une forte croissance en t-1. Grâce à des données sur 8 années de profondeur de champ, on observe même une forme de dépendance à la stratégie choisie initialement.
Ceci est diamétralement opposé à la philosophie licorne qui pourtant irrigue tous les aspects de l’écosystème entrepreneurial. Politiques publiques comme enseignants-chercheurs en gestion mettent la croissance sur un piédestal. Or, l’immense majorité des entrepreneurs ne partagent pas cette ambition.
D’autres travaux invitent également à regarder avec méfiance le modèle licorne, soit que l’on surestime leur contribution à l’emploi, soit que l’on oublie l’impact des stratégies de croissance sur les chances de survie de l’entreprise. De fait, en France, les start-up qui ont procédé à une levée de fonds ne représentent que 2,67 % de l’ensemble des emplois créés par des start-up. Et beaucoup des licornes sont déclassées comme WeWork voire meurent à l’image de la plate-forme de streaming Quibi.
Ces modèles irréalistes en termes de réussite entrepreneuriale peuvent d’ailleurs induire un certain nombre de comportements particulièrement nuisibles. L’obsession de la croissance et la pression des différentes parties prenantes, financeurs en particulier, favorisent l’opportunisme irresponsable. On a pu l’observer dans des scandales tels que Theranos, dont l’ancienne dirigeante, Elizabeth Holmes, a été récemment condamnée.
Pour conclure, on peut entendre l’appel à aller plus loin : certains souhaiteraient même transformer nos licornes en « dragons ». Mais on ne peut pas continuer à imposer ce type d’ambition à l’ensemble des entrepreneurs. Il s’agit aussi de reconnaître comme il se doit les entrepreneurs ordinaires, du quotidien.
Cyrine Ben-Hafaïedh, Professeur en Entrepreneuriat, Innovation et Stratégie, IÉSEG School of Management et Anaïs Hamelin, Professeur des Universités en Sciences de Gestion à Sciences Po Strasbourg et l’EM Strasbourg, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.