Comment expliquer que l’on paie toujours en espèces ?
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Lydia, PayPal, Pumpkin, cartes bancaires sur téléphones… Ces dernières années ont vu l’avènement de moyens de paiement toujours plus sûrs et toujours plus rapides. Et pourtant, si l’on en croit la Banque centrale européenne, la demande d’espèces tend à persister. En France, pour les particuliers, près de 60 % des paiements en volume et 25 % en valeur se faisaient encore par ce biais en 2019.
Le cash remplit théoriquement un certain nombre de fonctions. Il permet d’effectuer des transactions, il est une réserve de valeur, notamment pour un motif de précaution (on parle bien des « billets gardés sous le matelas »), et reste mobilisable à tout moment. Il présente aussi l’atout de permettre l’acquittement immédiat d’une dette et de préserver l’anonymat. Sur tous ces services, néanmoins pièces et billets s’avèrent concurrencés par d’autres instruments.
Comprendre ce qui motive la demande d’espèces et ce qui l’influence permet d’éclairer cette compétition entre moyens de paiements. En prenant de la hauteur et en se projetant au niveau européen, il apparaît que les motifs d’utilisation et de détention des espèces sont loin des reproches que l’on peut leur attribuer. Nos travaux mettent ainsi en évidence des différences au sein de l’Union européenne entre pays de l’Est et de l’Ouest.
Quelques similarités
Malgré les avancements technologiques et une volonté d’harmoniser la législation appliquée aux moyens de paiements électroniques à l’échelle de l’Europe, des disparités d’usage du paiement en espèce persistent parmi les pays européens. Le phénomène a pu être documenté tant grâce à des enquêtes auprès des consommateurs, qu’à partir d’un cadre macroéconomique. La Banque centrale européenne avait, elle, mené une vaste étude sur le sujet dans la zone euro en 2019.
Nous avons, pour notre part, étudié l’usage du cash au sein d’un échantillon de pays de l’Union européenne sur une période allant de 2003 à 2016.
Il n’est pas toujours évident de disposer d’informations sur ce type de paiements puisque la plupart des transactions ne sont pas enregistrées. Nous avons alors eu recours à une approche combinant à la fois les retraits au guichet et au distributeur et une méthode de clustering permettant de déduire les données manquantes. L’idée était ensuite d’identifier des déterminants macroéconomiques (socio-économiques, technologiques et institutionnels) qui permettent d’expliquer différentes demandes d’espèces entre les pays.
Sur quelques points, on observe des comportements identiques. Partout l’usage des espèces varie avec le nombre de distributeurs disponibles et selon la possibilité pour les consommateurs de payer par carte. Partout également, le niveau d’éducation s’avère un déterminant significatif : en moyenne, les populations plus instruites vont davantage privilégier les moyens de paiement électroniques.
Au-delà, cependant, nous avons mis en évidence comment les comportements dans les anciens blocs de l’Ouest et de l’Est se distinguent avec des facteurs spécifiques.
Des disparités s’affirment entre l’Est et l’Ouest
Nos résultats montrent que la demande d’espèces s’avère positivement corrélée avec la croissance du PIB dans les pays d’Europe centrale et de l’Est. Cela s’explique principalement par un effet richesse : plus de revenus, c’est plus de transactions que l’on peut effectuer et donc une demande supplémentaire de pièces et billets. Elle augmente de 2,2 % quand le PIB augmente de 1 %.
En Europe de l’Ouest, un effet de substitution des espèces par les moyens de paiement alternatifs l’emporte cependant sur cet effet richesse : 1 % de PIB en plus y est associé en moyenne à 2,3 % de pièces et billets en moins. Dans ce dernier cas, l’usage des moyens modernes reste toutefois assez marqué par les inégalités de revenus : là où elles sont les plus prononcées, les espèces sont moins demandées. Cela s’explique par une demande de transaction moindre des plus pauvres et, potentiellement, par le fait que les innovations technologiques sont plutôt accessibles et adoptées par des personnes instruites.
Par ailleurs, l’Europe centrale et de l’Est fait montre d’une demande de cash négativement corrélée avec le niveau de confiance des consommateurs. Lorsque la confiance dans les banques s’effondre, on préférera faire usage de pièces et de billets plutôt que de sa carte de crédit. Cela a été particulièrement visible en 2008 et pendant la crise des dettes souveraines. L’effet de la confiance des consommateurs est en revanche bien moins significatif chez leurs partenaires de l’Ouest, même si l’incertitude issue de la crise financière de 2008 semble aussi avoir favorisé la demande d’espèces.
Dans les pays du centre et de l’Est, on observe enfin que ce sont les tranches d’âge extrêmes (les plus jeunes et les plus âgés) qui privilégient l’usage des espèces. Ce peut être par dépendance financière ou par habitude.
Un nouveau paradigme qui fait place aux espèces
En Europe de l’Ouest, une relation singulière, et sans doute contre-intuitive, relie positivement couverture Internet et demande d’espèces : plus les réseaux sont développés et plus pièces et billets sont utilisés. Cela peut néanmoins être lié à une méfiance provisoire pour la nouveauté au cours de la période sur laquelle porte notre étude. Il faut aussi prendre en compte que le cash reste privilégié par les utilisateurs des nouvelles plates-formes d’échange comme leboncoin.
La période analysée dans cette étude précède la pandémie liée au coronavirus et les changements de comportements qu’elle a engendrés. Reste que ces éléments permettent de nourrir le débat sur l’avenir des espèces en Europe et leur fin sans cesse annoncée.
La Suède avait mis en place des mesures visant à décourager l’utilisation d’argent liquide, avant de voter finalement une loi qui oblige les établissements bancaires à assurer un accès aux pièces et billets à tous les habitants. Des études récentes montrent ainsi que, malgré une substitution progressive des espèces par les paiements électroniques, le paradigme évolue pour envisager, non plus une société sans cash, mais une société avec moins de cash. Il s’agit de trouver un équilibre qui tienne compte des coûts des moyens de paiement mais aussi d’un risque social. Si les banques centrales tarissaient leur offre de cash, sans doute les agents chercheraient-ils des alternatives échappant aux autorités telles que les cryptomonnaies.
Yulia Titova, Professeur Assistant, IÉSEG School of Management; Delia Cornea, Assistant Professor of Finance, EBS Paris et Sébastien Lemeunier, Professeur associé en finance, EBS Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.