Comment élaborer des politiques rationnelles et transparentes en présence d’incertitude ?
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Qu’il s’agisse de la pandémie de Covid-19, du problème de changement climatique global ou de la guerre en Ukraine, la période que nous vivons actuellement est extraordinaire à plus d’un titre pour les décideurs politiques. Ces événements ont en effet créé des environnements décisionnels complexes dans lesquels il est extrêmement difficile de s’orienter.
Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder la multitude de politiques mises en œuvre par les dirigeants locaux et nationaux pour faire face à la pandémie, ou de constater à quel point les avis de certains dirigeants ont pu diverger quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de la Russie. Confrontés aux mêmes informations, ou à l’absence d’informations, certains de ces décideurs politiques sont bien souvent parvenus à des conclusions assez différentes sur la manière de faire face aux différentes crises.
Les commerces et écoles devaient-ils rester ouverts ou être obligés de fermer durant les vagues successives de Covid-19 ? Fallait-il rendre la vaccination obligatoire ? Faut-il investir massivement dans l’énergie solaire pour faire face au dérèglement climatique ? Peut-on se passer de l’énergie nucléaire ? Faut-il imposer un embargo sur le gaz russe dès à présent ?
Ces questions sont difficiles pour diverses raisons. L’une d’elles provient de la présence de nombreuses incertitudes, dues notamment au manque d’expériences comparables sur lesquelles s’appuyer pour guider les processus décisionnels. Cela s’applique aussi bien aux aspects épidémiologique, écologique ou géopolitique de ces crises qu’à leurs impacts économiques.
Dans le cas du climat par exemple, les changements de température observés au niveau global sont incomparables avec tout ce que nous avons connu précédemment. Dans le cas du Covid-19, l’expérience acquise avec diverses autres maladies, bien que très utile, a été insuffisante pour pouvoir décrire avec précision comment le virus était le plus susceptible de se propager, à quel point les personnes asymptomatiques étaient vraiment contagieuses, etc.
Dans un tel contexte, les décideurs politiques n’ont bien souvent aucun moyen de garantir qu’ils prennent la « bonne » décision. En effet, idéalement, toute décision politique rationnelle devrait pouvoir s’appuyer sur des preuves scientifiques tangibles. Toutefois, dans un environnement hautement incertain et qui, bien souvent, est en évolution constante, ces preuves restent rarement disponibles.
Comment donc faire face et intégrer cette incertitude, au sens large, dans l’élaboration des politiques ?
Modèles imparfaits
Ironiquement, malgré le manque relatif de données ou d’expériences comparables pour bon nombre de leurs décisions, les dirigeants font souvent face à de nombreux avis différents qu’ils doivent intégrer dans leur processus décisionnel. Par exemple, il peut s’agir d’opinions d’experts, de différentes disciplines telles que les sciences du climat, l’épidémiologie, le renseignement militaire mais aussi de l’économie et des autres sciences sociales. Il arrive ainsi bien souvent que ces experts aient des opinions différentes. Il peut également s’agir de différentes prédictions provenant de modèles quantitatifs, qui, comme les experts, sont basées sur des hypothèses de modélisation propres et sur une certaine interprétation des données à disposition.
Un modèle est une représentation abstraite et simplifiée de la réalité qui fournit une manière logique et cohérente d’organiser la réflexion sur les relations entre les variables d’intérêt. Les modèles mobilisent les connaissances existantes pour produire des prévisions permettant d’orienter les décisions. Ils servent par exemple à éclairer par quels canaux les politiques envisagées peuvent affecter les résultats attendus et à quantifier l’impact potentiel de ces politiques. Les modèles donnent donc aux décideurs un moyen de projeter les impacts des politiques alternatives.
Toutefois, de par leur nature, les modèles sont nécessairement incomplets et donc imparfaits. Chaque modèle est ainsi « mal spécifié » dans une certaine mesure. Par exemple, tel modèle peut ne pas prendre en compte telle ou telle variable importante – ce dont le modélisateur n’est pas nécessairement conscient – ou alors tel modèle peut être limité dans la façon dont il caractérise les relations entre différentes variables. Il dès lors parfois difficile, même pour des experts, d’évaluer les mérites et les limites des modèles et prédictions à disposition.
Le décideur politique se retrouve donc dans une situation où l’incertitude porte à la fois sur le choix du modèle à considérer parmi les modèles existants, qui fournissent chacun des projections différentes, et sur les modèles eux-mêmes, qui sont tous potentiellement faux (ou du moins incomplets). Il ne sait pas à quel point chaque modèle est correct ni lequel est le moins incorrect.
Par exemple, la figure ci-contre, issue d’un article de recherche publié dans la revue Nature en 2009, montre les résultats de 11 modèles différents qui cherchent à estimer la réponse carbone-climat (CCR), une mesure qui peut fournir des informations pertinentes pour les politiques sur le niveau d’émissions autorisé pour un objectif de température donné.
Toutefois, même dans telles situations d’incertitude, les modèles quantitatifs peuvent s’avérer extrêmement utiles dans le processus de prise de décision. La condition étant que ceux-ci soient utilisés de la bonne façon. Cela signifie souvent que le décideur puisse considérer différents modèles et envisager différentes évaluations des politiques alternatives. Le piège étant que certains dirigeants se focalisent sur un modèle unique dont les résultats confortent leurs plans d’action préférés. Le modèle peut ainsi leur donner une confiance injustifiée dans une voie politique particulière.
Pondérer les expertises
L’élaboration rationnelle des politiques, qui implique que les décisions prises soient prudentes, cohérentes, transparentes et logiquement défendables, nécessite de comprendre et de reconnaître la présence d’incertitude et les limites de l’utilisation des modèles. La théorie de la décision et les règles de décision peuvent aider à discipliner cette relation entre les modèles et les décideurs. Elles permettent en tout cas de définir un cadre afin d’examiner et évaluer les options envisageables, tout en prenant en compte la présence d’incertitude.
Une façon de concilier des prédictions contradictoires faites par différents modèles ou différents experts serait d’attribuer un poids relatif à chacun d’eux. Par exemple, ces poids pourraient représenter la probabilité, estimée par le décideur, que chacun des différents modèles ou experts est correct. Le décideur pourrait dès lors ensuite élaborer sa politique sur base d’une moyenne pondérée de ces différents résultats.
Le problème avec ce type d’approche dans des cas comme la pandémie, le changement climatique ou la guerre en Ukraine est que les décideurs n’ont ni l’information ni l’expertise pour effectuer ce genre de calcul. En effet, attribuer des poids relatifs autrement que de façon arbitraire semble difficilement envisageable dans une situation ou qui offre si de précédents et données fiables.
Les théoriciens de la décision ont donc mis au point des règles alternatives qui visent à clarifier et améliorer le processus de prise de décision. Ces règles permettent aux décideurs d’équilibrer leurs jugements subjectifs sur les poids à attribuer aux divers modèles alternatifs et de reconnaître que l’information qui sous-tend ces jugements est limitée. Ces règles permettent donc de prendre des décisions en intégrant cette incertitude.
Il existe de nombreuses règles de décision possibles (voir par exemple les travaux de Massimo Marinacci, Itzhak Gilboa ou encore du Prix Nobel Lars Peter Hansen). La règle qu’un décideur choisit d’utiliser dépend de ses propres préférences et de ses priorités, ainsi que de celles de ses électeurs. Ce que les règles de décision ont en commun, c’est qu’elles fournissent un moyen d’organiser les diverses opinions et prédictions que le décideur se doit de prendre en compte, tout en reconnaissant et réagissant face à la présence d’incertitude. Ces règles fournissent ainsi un moyen transparent de prendre des décisions dans l’incertain et permettent ainsi aux dirigeants de communiquer sur la manière dont les choix ont été faits.
Ces solutions feront l’objet de la conférence « Making Decisions in an Uncertain World » le 8 juillet prochain à l’IÉSEG School of Management, Lille.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.