Absentéisme record : comment les entreprises peuvent-elles répondre ?
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En 2022, près d’un salarié sur deux a été absent au moins une journée. Un record révélé par le quinzième baromètre de l’absentéisme et de l’engagement, réalisé par Ayming et AG2R La Mondiale et dévoilé mi-septembre. Quant au taux d’absentéisme dans les entreprises françaises, il s’est élevé à 6,7 % sur l’année, soit un bond de plus de 20 % depuis la période prépandémique.
En parallèle, les organisations éprouvent des difficultés à recruter et fidéliser leurs collaborateurs et de nombreux domaines d’activités se trouvent en situation de pénurie. Selon l’enquête « besoins en main-d’œuvre 2023 de Pôle emploi, 61 % des recrutements sont jugés « difficiles » par les entreprises, contre 57,9 % un an plus tôt.
Ces dernières observent une distanciation grandissante des collaborateurs, notamment symbolisée par les phénomènes de « grande démission » ou de « quiet quitting » (démissions silencieuses), deux problèmes auxquels sont également confrontés de nombreux pays de l’Union européenne et nos voisins d’outre-Manche.
Cette tendance risque d’être aggravée par l’émergence de trois nouveaux enjeux qui, dans un contexte prépandémique déjà difficile, compliquent davantage la fidélisation des employés : la période de confinements pour ralentir la propagation du Covid-19 a amené à une remise en question de la place du travail dans la vie ; l’essor du télétravail challenge la cohésion des équipes, notamment parce qu’il réduit les moments de partage et les échanges informels pour fluidifier les interactions ; plus récemment, la réforme des retraites a rallongé la vie professionnelle, alors que les risques psychosociaux liés au travail et l’absentéisme continuent d’augmenter.
Selon nous, ces difficultés révèlent notamment, en creux, l’existence de problèmes de communication interne signalés depuis longtemps par les spécialistes en communication organisationnelle et qui persistent voire s’accentuent malgré des changements qui favorisent la flexibilité demandée par les employés, notamment l’adoption croissante du travail hybride au lendemain de la pandémie.
La piste de la « réflexion collective »
Un problème fréquent de communication interne dans l’entreprise est la difficulté pour une grande partie des employés de faire parvenir leurs idées aux décideurs, soit par crainte de s’exprimer, soit parce que, une fois exprimées, ces idées ne sont pas prises en compte par les décideurs. Quant aux décideurs, ils paraissent sous l’emprise d’un « isomorphisme organisationnel ». Or, ces comportements mimétiques peuvent les mener, dans un souci de légitimité, à adopter des discours en faveur de « bonnes pratiques » très répandues même quand ils les considèrent comme délétères.
Ainsi, dans le cadre d’un projet de recherche qualitative où les participants s’exprimaient rétrospectivement sur leurs pratiques managériales, l’ancien PDG d’une agence britannique du secteur audiovisuel admettait défendre certaines pratiques qui lui semblaient « très restrictives ».
Pour échapper à ces tendances, nous encourageons les entreprises à utiliser autant que possible la « réflexion collective ». Ce concept managérial trouve ses racines dans le travail du penseur américain John Dewey. Pour ce dernier, l’intelligence se conçoit comme une méthode d’ajustement permanent aux conditions spécifiques dans lesquelles les individus font face à des problèmes.
Les entreprises peuvent mettre en place des processus efficaces de réflexion collective en utilisant des méthodes qualitatives souvent employées par les chercheurs en sciences humaines (entretiens plutôt que sondages, groupes de discussion, recueil de rapports écrits…), soit en faisant intervenir des chercheurs extérieurs, soit en mettant en place elles-mêmes des procédures adaptées à leurs spécificités.
L’extrait suivant, tiré des résultats d’un projet de recherche sur la communication et la légitimité organisationnelle reflète le ton général des avis exprimés par des managers interviewés sur la valeur de la recherche qualitative :
« On peut facilement tomber dans le piège d’essayer de comprendre et d’analyser en utilisant seulement des chiffres. Il y a des choses extrêmement importantes que nous avons besoin de comprendre et que ne montrent pas les chiffres : ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons, comment nous allons le faire »._
L’intérêt majeur pour les managers et dirigeants réside donc, par l’écoute et la compréhension des situations vécues au quotidien par les collaborateurs, dans l’apport de solutions à court, moyen et long terme. La définition de ces solutions pourra ensuite enclencher une transformation progressive de l’organisation et de ses pratiques dans une démarche d’amélioration continue, limitant potentiellement la frustration des collaborateurs liée à l’inertie de leur structure.
Une recherche permanente de progrès
C’est l’expérience qui a été par exemple menée dans une division française d’un leader international des gaz industriels. La direction ressentait une frustration croissante des équipes commerciales de terrain devant leurs remontées d’informations qui ne généraient pas de changement au niveau des processus du groupe. Les responsables de la division ont réagi en mettant en place un processus d’écoute active avec les différents services.
Cette démarche a non seulement favorisé le décloisonnement mais a également mené à l’évolution de l’organisation de la division. De nouveaux métiers ont été définis et des missions transverses ont été créées pour fluidifier les échanges entre clients, commerciaux et équipes de développement produit. Cette nouvelle organisation n’est toutefois pas gravée dans le marbre et évoluera en fonction de son efficacité et sa pertinence.
Une PME du secteur du voyage éducatif de la région parisienne a également réussi à mener sa transformation culturelle, technique et digitale en s’inspirant notamment de ces procédés de recherche qualitative : écoute et implication des collaborateurs dans la refonte des pratiques, amélioration continue via des points d’étape qualitatifs réguliers avec chaque partie prenante, communication ouverte, exigeante et bienveillante.
Ces pratiques ont été portées par la personnalité du dirigeant qui a par ailleurs misé sur le développement des compétences de ses collaborateurs, notamment dans la communication interpersonnelle, et instauré progressivement une culture de l’écoute active, de l’expérimentation, de la remise en question, de la reconnaissance des erreurs et de la recherche permanente du progrès.
Dans ces deux exemples, les pratiques inspirées des méthodes de recherche qualitative ont eu des vertus qui ont contribué à la satisfaction, la motivation et la fidélisation des collaborateurs. Les commerciaux du groupe de gaz industriels se sont sentis reconnus, écoutés, contributifs, et ont gagné en efficacité dans leurs missions par la création de solutions nouvelles et l’allègement de l’inertie et des lourdeurs organisationnelles perçues. Les équipes du groupe de tourisme éducatif ont notamment développé leurs compétences, renforçant ainsi leur capacité d’adaptation et de résilience dans le contexte difficile de ces dernières années.
Les mesures favorisant la communication et la réflexion collective présentent donc potentiellement de nombreux bénéfices mais restent toutefois à double tranchant. La démarche doit être authentique, dans une volonté d’intégrer les informations collectées pour expérimenter et faire évoluer les processus en continu. Si les partages d’information et les processus d’écoute n’aboutissent pas à des changements respectant cette logique, la bonne volonté de contribution et le sentiment de reconnaissance risquent fort de tourner à la désillusion et au désengagement.
Faisable avec peu de ressources
L’adoption des mesures proposées, ne serait-ce qu’à titre d’expérience pilote, ne requiert pas a priori la mobilisation d’une grande quantité de ressources, surtout par rapport aux nombreux impacts positifs qu’elles pourraient avoir à plusieurs niveaux :
Pour les organisations, des processus opérationnels qui se fluidifient et gagnent en efficacité ; moins d’absentéisme et moins d’arrêts maladie ; des employés plus motivés, « enracinés » et prêts à mettre leur énergie au service d’une entreprise à laquelle ils se sentent davantage connectés.
Pour les collaborateurs, une amélioration du bien-être au travail en se sentant appréciés et écoutés, plus de sens et davantage de pouvoir d’agir. Au niveau du monde de la santé et des dépenses associées au mal-être psychique, peut-être que moins de praticiens se trouveraient au quotidien face à des patients qui leur parlent de problématiques professionnelles – que le professionnel de santé ne pourra pas forcément résoudre.
Pour la recherche, une rupture de la dichotomie entre recherche et pratique ; malgré le cliché du chercheur dans sa « tour d’ivoire », la plupart des chercheurs souhaitent que leur travail soit utile et qu’il ait des impacts concrets.
Pour le marché du travail et la société en générale (sur le long terme) : la collaboration entre organisations et chercheurs peut aider à construire un corpus de recherche empirique suffisamment robuste pour avoir un éventuel impact sur la législation. Cet élément est fondamental pour améliorer les conditions de travail dans la durée, car même avec plein de bonne volonté il est très difficile pour une entreprise de mettre en place des réformes qui vont à l’encontre de l’environnement normatif auquel elle doit se conformer.
Sonia Levillain, Professeur de Management, IÉSEG School of Management et Fabiola Alvarez Lorenzo, Docteur en Management (University of St Andrews), chargée de cours de sociologie, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.