L’ubérisation mondiale de l’enseignement supérieur est-elle éthique ?

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26/01/2022

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Fin 2021, une nouvelle faille s’est ouverte dans le modèle économique d’Uber : La Haute Cour de Londres a condamné la plate-forme pour sa relation contractuelle avec les chauffeurs que la société insiste à considérer (et à traiter) comme des « entrepreneurs » indépendants et non comme des employés subordonnés. Cette décision fait suite à un arrêt similaire de la Cour suprême en février 2021, qui exhortait Uber à reconnaître certains droits à ses chauffeurs, tels que le salaire minimum et les congés payés.

Ces arrêts ne représentent pas seulement un risque juridique pour la plate-forme, au Royaume-Uni et ailleurs, mais appellent, une fois de plus, à un examen de la base éthique du modèle économique de l’entreprise.

Certains commentateurs ont été si critiques qu’ils ont demandé aux régulateurs de « fermer Uber », arguant que son modèle commercial est intentionnellement « fondé sur la violation de la loi » comme moyen de créer un avantage concurrentiel. L’ubérisation de notre économie montre-t-elle son côté obscur ?

« Gig economy »

Le modèle commercial innovant d’Uber a connu un tel succès qu’il a été reproduit par de nombreux autres acteurs de la « gig economy » (économie à la tâche), néologisme désignant la transformation des relations permanentes entre employeurs et travailleurs en une prestation de service temporaire et contractuelle (un « gig ») facilitée par un orchestrateur de réseau. Cette ubérisation a eu lieu dans de nombreuses autres activités économiques, comme la livraison de nourriture (Foodora, Deliveroo et Uber lui-même), le tourisme (Airbnb, Couchsurfing), et même les soins de santé, avec les services de consultation en ligne.

Pourtant, cette innovation commerciale semble entraîner un risque de régression sociale. Par exemple, certains chercheurs ont souligné comment, en Australie, la Fair Work Commission soutient que les travailleurs de l’économie des petits boulots sont victimes d’une « exploitation moderne », car les droits fondamentaux des travailleurs ne leur sont pas appliqués. D’autres critiques pointent les « pratiques d’emploi parasitaires » d’Uber, car l’entreprise réalise des profits privés en profitant des systèmes de protection sociale et des incitations économiques existantes (un exemple de « free riding », c’est-à-dire de « passager clandestin », un problème bien connu dans les sciences sociales).

Au Royaume-Uni, la création d’une plate-forme en ligne pour fournir des services de santé mentale a été considérée comme une « dévalorisation » et soulève de sérieuses inquiétudes quant à la perte de l’approche centrée sur la personne, qui constitue un principe fondamental de la thérapie.

En ce qui concerne le monde de l’éducation, en particulier les établissements d’enseignement supérieur, il a été affirmé que le processus d’ubérisation a déjà commencé. En effet, on retrouve dans ce secteur au moins trois dimensions qui caractérisent le processus.

Premièrement, avec la numérisation de l’apprentissage, de nouveaux acteurs entrent dans le secteur en tant que « fournisseurs » d’éducation (par exemple, LinkedIn Learning), offrant des expériences d’apprentissage à la demande. Deuxièmement, nous assistons à l’essor des « universités d’entreprise », qui, par exemple dans la formation en sciences sociales, en management et en économie ou encore en technique et ingénierie, entrent en concurrence avec les établissements d’enseignement traditionnels dans la transmission de compétences, en particulier avec les programmes de formation des cadres.

Ces deux nouveaux acteurs, malgré leur savoir-faire spécifique et leur expérience professionnelle, ne disposent cependant pas du même niveau de ressources pédagogiques et d’expérience que les universités et autres établissements d’enseignement bien établis.

Enfin, une troisième dimension de l’ubérisation peut être trouvée au sein même des établissements d’enseignement supérieur. Elle fait référence aux différents accords contractuels qui coexistent pour le corps enseignant. Dans les écoles de management et facultés d’économie-gestion, par exemple, les normes d’accréditation EQUIS exigent que les écoles disposent d’un « corps professoral de base bien qualifié » composé de professeurs permanents, suffisant pour créer une « communauté académique viable » et active tant dans la recherche que dans l’enseignement.

Comme dans d’autres facultés et dans de nombreux contextes géographiques (des États-Unis à l’Italie, en passant par le Royaume-Uni et la France), les établissements d’enseignement supérieur ont également souvent recours, en plus de ce corps professoral permanent, à un certain nombre de professeurs vacataires. Ceux-ci sont engagés (souvent temporairement, parfois avec un contrat à durée indéterminée sur une base horaire) pour soutenir la capacité des institutions à enseigner des classes spécifiques, à gérer certains projets (par exemple, l’encadrement et la supervision d’étudiants), ou à intervenir dans des programmes spécifiques (par exemple, dans la formation de professionnels).

Il existe plusieurs bonnes raisons de soutenir la coexistence d’un corps professoral permanent et d’un corps professoral auxiliaire, notamment : fournir un soutien essentiel au corps professoral de base ; améliorer la pertinence professionnelle des cours proposés ; élargir le champ de l’enseignement commercial (par exemple, introduire des cours sur l’intelligence artificielle) ; créer de nouvelles formes d’emploi (certaines personnes ne sont pas intéressées par un travail subordonné et/ou à temps plein dans l’éducation).

Pourtant, il semble raisonnable de se demander si certains aspects de l’ubérisation de l’éducation ne soulèvent pas des préoccupations éthiques pour les établissements d’enseignement supérieur, notamment liées à la précarité de certains de ces intervenants vacataires, en particulier ceux en quête d’un emploi « permanent » dans ce secteur. Au reste, la pandémie semble avoir accentué la précarité des professeurs non permanents (1,3 million aux États-Unis).

Similitudes

Si nous analysons le modèle commercial d’Uber en associant la perspective de la théorie des parties prenantes (« stakeholder theory ») à la responsabilité sociale des entreprises, comme nous le suggérons dans nos recherches, nous sommes en mesure d’identifier les forces et les faiblesses du processus de création de valeur de cette entreprise innovante.

Il ne fait aucun doute qu’Uber a créé de la valeur pour de nombreuses parties prenantes. Les clients, en particulier les jeunes générations, aiment l’innovation qui a transformé le service de taxi en une simple application sur leur smartphone, et apprécient les fonctions de sécurité supplémentaires (identification du chauffeur et suivi de la course) fournies par la plate-forme, sans parler de ses prix généralement plus bas.

Les actionnaires ont eux aussi clairement profité du succès du modèle économique d’Uber : Le cours de l’action a augmenté de 62 % au cours de l’année 2020, enregistrant des performances bien supérieures à celles de son principal concurrent, Lyft.

Enfin, les employés (du moins, certains d’entre eux) apprécient la façon dont Uber crée de nouvelles opportunités d’emploi, en rendant accessibles des formes de travail à temps partiel qui les aident à arrondir leur salaire mensuel, sans investir les ressources nécessaires pour devenir un chauffeur de taxi professionnel.

Malgré ces avantages, une analyse éthique basée sur la théorie des parties prenantes demande une approche équilibrée, selon laquelle intérêts de toutes les parties prenantes sont pris en considération. Cet équilibre harmonieux semble cependant être clairement compromis à la lumière de la condamnation d’Uber. En particulier, la Cour suprême a considéré dans son jugement quatre éléments clés pour exiger que l’entreprise traite ses chauffeurs comme des travailleurs subordonnés :

  • Uber fixait le tarif, ce qui signifiait qu’ils dictaient combien les chauffeurs pouvaient gagner ;
  • Uber fixait les termes du contrat et les chauffeurs n’avaient pas voix au chapitre ;
  • Les demandes de transport sont limitées par Uber qui peut pénaliser les chauffeurs s’ils refusent trop de transports ;
  • Uber surveille le service d’un chauffeur par le biais du classement par étoiles et a la capacité de mettre fin à la relation si, après plusieurs avertissements, le service ne s’améliore pas.

Comment les établissements d’enseignement supérieur se comparent-ils à Uber dans la manière dont ils traitent leur personnel enseignant ? Si nous examinons les quatre mêmes aspects clés identifiés ci-dessus, nous pourrions trouver des similitudes (et quelques différences) avec la relation contractuelle sous laquelle certains établissements engagent leurs professeurs vacataires temporaires (certains enseignants payés à l’heure sont engagés dans certains contextes sur une base permanente, contrairement aux chauffeurs Uber) :

  • Fixation du tarif : Les écoles de commerce fixent le taux de rémunération horaire des professeurs adjoints qui enseignent dans leurs programmes (toutefois, cela fait l’objet d’un certain degré de négociation avec chaque enseignant, en fonction de son expérience professionnelle et/ou de ses qualifications) ;
  • Fixation des termes du contrat : Les établissements fixent les conditions générales du contrat ; toutefois, ici aussi, certains éléments peuvent être négociés individuellement ;
  • Contrôle de la prestation de services : Les vacataires acceptent de fournir des services d’enseignement ; le nombre d’étudiants affectés à chaque classe est géré et contrôlé par l’administration de l’institution. Les vacataires peuvent exprimer leurs préférences mais n’ont pas le pouvoir contractuel de négocier le nombre d’étudiants qui assisteront à leurs cours (en d’autres termes, ils n’ont pas le droit de refuser de fournir leurs services à un étudiant, sauf en cas de mesures disciplinaires) ;
  • Suivi de la qualité : Les écoles et universités contrôlent typiquement les performances d’enseignement de l’ensemble de leur personnel (permanent et auxiliaire) via les évaluations des étudiants et d’autres moyens, et peuvent décider de modifier ou de ne pas renouveler le contrat des professeurs vacataires temporaires chaque semestre ou année universitaire.

Si l’ubérisation du secteur de l’éducation, à travers les continents, est un phénomène réel, nombre d’institutions d’enseignement supérieur devraient s’inquiéter du fait que leurs relations contractuelles avec les professeurs vacataires temporaires pourraient potentiellement présenter certains risques juridiques n’étant pas sans rappeler ceux auxquels Uber est confronté avec ses chauffeurs. En outre, d’un point de vue éthique, cette préoccupation apparaît encore plus évidente dans un secteur en voie de « néolibéralisation » dont les acteurs affichent néanmoins bien souvent dans leur mission et leurs valeurs une aspiration claire à contribuer au progrès social et environnemental.

L’introduction de nouveaux cours sur la responsabilité sociale, la diversité et le bien-être dans les cursus ou la nomination de responsables du développement durable dans les établissements d’enseignement supérieur, bien qu’il s’agisse d’actions louables, ne suffiront pas à mettre un terme aux critiques à l’égard de l’ubérisation de l’éducation si cela entraîne une atteinte aux droits des travailleurs. Dans ce cas, les étudiants n’hésiteraient pas à accuser les établissements de « bla-bla-bla ».


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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Management & Société


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