Le dilemme Milei et l’avenir incertain de l’Argentine
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Ce 10 décembre, Javier Milei est investi président de l’Argentine. Cet économiste rendu célèbre par sa participation à de nombreuses émissions télévisées avait été élu le 19 novembre, avec 56 % des voix, contre 44 % pour Sergio Massa, ministre de l’Économie et candidat du parti péroniste du président sortant Alberto Fernandez.
Sa victoire fut une grande surprise. Milei était un « outsider », un libertarien de droite qui s’identifie avec les idées anarchocapitalistes et minarchistes (une idéologie qui appelle à réduire le rôle de l’État au minimum, spécialement dans la vie économique) et qui flirte parfois avec la droite nationaliste en minimisant le nombre de personnes disparues pendant la dictature militaire ou en suggérant l’annulation de la loi sur l’avortement.
Il a été élu deux ans à peine après avoir créé son propre parti, La liberté avance, en 2021. Comment ce personnage au programme radical et à la communication extravagante a-t-il pu l’emporter dans ce pays de plus de 45 millions d’habitants, et que peut-on attendre de son mandat ?
Le populiste libertaire
Pendant la campagne, Milei a promis d’abandonner le peso, monnaie nationale de l’Argentine, et d’adopter le dollar ; de privatiser la plupart des entreprises publiques ; de réduire drastiquement les dépenses publiques ; de fermer de nombreux ministères et la Banque centrale ; de réduire significativement la charge fiscale ; et d’autoriser le libre accès aux armes à feu ainsi que la vente d’organes.
Ces promesses sont-elles réalisables ? Probablement pas. Mais elles ont toutefois aidé Milei à se faire élire, en séduisant un électorat lassé par le déclin économique du pays. Un déclin que ni les présidents péronistes – Nestor (2003-2007) puis Cristina Kirchner (2007-2015), dernièrement Alberto Fernandez (2019-2023) ni le libéral Mauricio Macri (2015-2019) – n’ont réussi à endiguer.
Face au désespoir et au désenchantement provoqué par les politiciens « traditionnels », la majorité des Argentins a choisi une recette radicale qui n’avait jamais été expérimentée dans le pays, et le candidat insolite qui la proposait. Apparaissant à la télévision avec un masque et dans un costume en spandex noir et jaune pour incarner le « Capitaine Ancap » (contraction d’anarchocapitaliste), et brandissant une tronçonneuse, symbole des coupes dans les budgets publics auxquelles il promis de procéder, Milei a su capter l’attention.
Plus influenceur que leader charismatique, l’homme, aujourd’hui âgé de 53 ans, a réussi à adapter son style et son message aux codes de communication des nouvelles générations, particulièrement sur les réseaux sociaux. Il a vaincu les péronistes avec leurs propres armes : la rhétorique populiste.
Si ses idées sont à l’opposé des politiques, fortement interventionnistes, conduites par les récents gouvernements péronistes de gauche, Milei et ses prédécesseurs péronistes ont un point commun : ils sont tous des leaders populistes.
Selon Loris Zanatta, historien italien spécialiste du phénomène populiste dans le monde latin, le populisme est un imaginaire ou une vision du monde qui renvoie à un passé mythique, lié à une vision organiciste de la société, caractérisée par l’homogénéité sociale et fondée sur l’unanimité politique. Le leader populiste doit générer des antinomies, et défendre le « vrai peuple » contre ses ennemis, à tout prix, et au-dessus de la loi si nécessaire (l’État de droit n’est pas un concept que le leader populiste affectionne).
Si, pour le péronisme, la dichotomie populiste est « le peuple » (les masses ouvrières, nationales et catholiques) et « l’anti-peuple » (les libéraux, les laïcs, les intellectuels), pour Milei, c’est « la caste » (la politique traditionnelle et corrompue, qui a apporté la misère au pays) et l’anti-caste (les Argentins libres et laborieux, opprimés par la caste).
Zanatta ajoute que le germe de ce que l’on pourrait appeler le protopopulisme latino-américain se trouvait déjà dans les missions jésuites d’Amérique du Sud, avec leur vision fermée, hiérarchique et organiciste de la société idéale, représentation du royaume du Christ sur la terre. François, le pape argentin, est un représentant de ce que l’auteur appelle le populisme jésuite et a toujours été du côté du gouvernement péroniste (même si ce dernier a accepté la loi autorisant l’avortement en 2021) et opposé à Milei. Sans le nommer, le pape l’a comparé au joueur de flûte de Hamelin, charmeur et dangereux, et a alerté ses compatriotes contre les « clowns du messianisme » dans une interview accordée à Télam (l’agence de presse nationale argentine) peu avant le scrutin. Sans succès.
L’économie, il n’y a que cela qui compte !
La fameuse formule « It’s the economy, stupid ! », due à James Carville, un des conseillers de Bill Clinton lors de la campagne présidentielle américaine de 1992, explique largement la victoire du populisme antisystème de Milei.
Dans un article précédent, nous avons souligné les racines péronistes du long déclin économique de l’Argentine, qui était l’une des nations les plus riches de la planète il y a 100 ans. Bien que ce déclin ait commencé à se manifester après le krach de 1929, les gouvernements Perón (1946-1955, 1973-1974) et les présidences péronistes des décennies suivantes, par une série de politiques économiques à courte vue, ont accéléré ce processus et l’ont rendu inexorable.
Les chiffres sont implacables. L’inflation annuelle atteint 94,8 % en 2022 et l’estimation pour cette année est de 185,0 %, soit la quatrième plus haute dans le monde, après le Venezuela, le Zimbabwe et le Soudan. À titre de comparaison, le taux d’inflation qui a frappé si durement les poches des Français en 2022 n’a été que de 5,2 % en 2022. Rappelons à cet égard une phrase célèbre des économistes Easterly et Fisher : « l’inflation est l’impôt le plus cruel qui soit » – parce qu’elle frappe plus durement les pauvres que les riches.
Selon le rapport 2023 de l’Observatoire de la dette sociale de l’Université catholique argentine, 44,7 % des Argentins, soit près de 20 millions de personnes, vivent sous le seuil de pauvreté. L’instabilité économique génère la pauvreté, qui entraîne une augmentation de la criminalité et de l’insécurité, l’autre fléau du pays. Ces chiffres sont inacceptables, surtout pour un gouvernement qui se veut populaire, comme le péronisme.
Les indicateurs internationaux font également état d’une grave détérioration. Le score de « liberté économique » de l’Argentine est de 51,0, ce qui fait de son économie la 144e plus libre de l’indice 2023 établi par la très conservatrice Heritage Foundation. Dans l’indice de perception de la corruption 2022 élaboré par Transparency International, le score de l’Argentine est de 38 sur 100 (0 étant le pire, 100 le mieux), et le pays occupe la 94e place sur 180.
Le sommeil de la raison engendre des monstres
Un fameux tableau de Goya porte une inscription remarquable : « Le sommeil de la raison engendre des monstres. » Les politiques économiques insensées des récents gouvernements péronistes, en particulier du gouvernement sortant du président Fernandez et du ministre de l’Économie Massa, ont généré de la pauvreté, des troubles et de l’agitation sociale. Un terrain propice à l’émergence d’un « monstre démagogique » – cette fois-ci de droite et libertaire. Milei a pu émerger et gagner grâce aux échecs du péronisme en matière économique : de nombreux électeurs de Milei ont probablement voté non pas pour ses idées, mais contre le gouvernement péroniste de Fernandez et Massa.
Les images de l’arrivée de l’équipe argentine de football à Buenos Aires après avoir remporté la Coupe du monde 2022 montrent la joie du peuple argentin, mais aussi l’exubérance, la dimension passionnelle et mythique du pays. La passion est aussi une composante de la politique locale, magistralement exploitée par les leaders populistes, tant de droite comme de gauche.
Ainsi, la rationalité, la discussion raisonnée des plans gouvernementaux, leur possibilité factuelle, passent au second plan. La rhétorique enflammée de Milei, ses diatribes contre le gouvernement en place, a probablement compté plus que ses propositions économiques, dont la mise en œuvre ne sera pas aisée.
Pragmatisme politique ou idéalisme libertaire ?
Les perspectives économiques de l’Argentine sont sombres : économie stagnante, inflation élevée, dépendance à l’égard des exportations de matières premières (soja, blé, maïs et, dans une moindre mesure, viande), déficit de la balance des paiements, problèmes d’importation, plus de 15 taux de change différents pour le dollar américain (la monnaie de prédilection des Argentins, face à la volatilité du peso), départ des entreprises internationales, dette extérieure colossale…
La fermeture de la banque centrale, la suppression de plusieurs ministères, la baisse de l’aide sociale, la libération des taux de change et l’ouverture de l’économie sans discernement pourraient entraîner des conséquences désastreuses pour un grand nombre d’Argentins ayant voté pour Milei. De plus, la promesse de dollarisation de l’économie n’est pas facile à mettre en œuvre sans dollars (les réserves de la Banque centrale pourraient être dans le rouge).
À l’issue des législatives, tenues le jour du premier tour de la présidentielle, le parti de Milei n’a obtenu que la troisième place aux deux chambres du Congrès. Même avec les voix des députés du parti allié Proposition républicaine (PRO), il ne disposera pas du quorum nécessaire pour imposer ses réformes. Il devra donc nouer des alliances et négocier avec d’autres partis ainsi qu’avec l’opposition péroniste (qui dispose du premier groupe parlementaire dans chacune des deux Chambres). Cela rend très difficile l’adoption de ses propositions les plus radicales. En outre, il devra probablement affronter les puissants syndicats (tous péronistes) s’il tente de modifier la législation du travail, comme il s’y est engagé.
Il y a aussi des opportunités à saisir : l’Argentine a un grand potentiel en tant qu’exportatrice de denrées alimentaires et fait partie, avec le Chili et la Bolivie, du « triangle du lithium », l’une des plus grandes réserves mondiales de ce métal si nécessaire à la transition énergétique. Milei pourrait également favoriser un réalignement avec les puissances occidentales qui pourrait accroître les investissements directs étrangers et faciliter l’accès au marché international de la dette et même la relance de l’accord Mercosur-UE, auquel le gouvernement péroniste sortant n’est pas favorable et que la future ministre des Relations extérieures de Milei, Diana Mondino, regarde d’un œil favorable.
Dans ce contexte, Milei devrait rapidement apprendre les règles du jeu politique en devenant pragmatique. Ironiquement, cela signifierait qu’il rejoindrait cette « caste » qu’il a tant combattue. Cela impliquerait aussi de forger des alliances avec les péronistes, d’améliorer les relations diplomatiques avec la Chine, l’un des principaux investisseurs dans le pays (pendant la campagne, Milei a promis de rompre avec Pékin et de se retirer du bloc BRICS+, que le président Fernandez s’était engagé à rejoindre à partir de 2004).
Un Milei pragmatique, mesuré et ordonné pourrait conduire l’Argentine sur la voie de la prospérité, mais il est peu probable que celle-ci se concrétise du jour au lendemain. Beaucoup de ceux qui ont voté pour le nouveau président l’ont fait « avec leur portefeuille ». Si leur portefeuille n’est pas rempli dans les mois à venir, il est probable qu’ils se retourneront contre lui.
En 1986, Raúl Baglini, un politicien argentin, a énoncé un « théorème » affirmant que le degré de responsabilité des propositions d’un dirigeant politique est directement proportionnel à ses chances d’accéder au pouvoir (ou, en d’autres termes, que le niveau d’absurdité du discours d’un homme politique est inversement proportionnel à sa proximité avec le pouvoir). Il reste à voir si le mandat de Milei en apportera la confirmation.
Maximiliano Marzetti, Assistant Professor of Law, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.