Transmettre une entreprise familiale en s’associant à un fonds de private equity : mode d’emploi
Partage
Planifier la succession est un moment crucial dans la vie d’une entreprise familiale. Nous pouvons, par exemple, suivre dans les médias ce qui se passe au sein de LVMH, le plus grand groupe de luxe au monde, et observer le soin avec lequel Bernard Arnault semble préparer la prochaine génération à prendre les commandes après son éventuel départ à la retraite. Tout en initiant ses héritiers à la gestion de l’entreprise, il met également en place des structures de gouvernance qui devraient assurer le contrôle de la famille à long terme.
Malgré l’existence de successeurs tout désignés, la possibilité de chercher en dehors de la famille demeure en effet. Au début de l’été, l’actuel PDG témoignait de son hésitation, lui dont les cinq enfants travaillent au sein du groupe, les deux aînés siégeant également au conseil d’administration :
« En fonction de la compétence des uns et des autres, il peut, mais cela n’est ni une obligation ni une nécessité, y avoir une succession à la direction qui soit également familiale, mais il est encore trop tôt pour en décider. »
Toutes les entreprises familiales n’ont d’ailleurs pas les moyens financiers ou des héritiers préparés comme la famille Arnault. En lien avec nos recherches sur fonds de private equity (capital-investissement), nous passons ici en revue différents éléments que les propriétaires familiaux devraient prendre en compte au moment de transmettre leur compagnie dans le cas où ils envisageraient de s’associer à pareils acteurs pour effectuer la transition.
Des intérêts réciproques
Identifier le successeur approprié, aligner vision et objectifs de l’entreprise, gérer les émotions liées aux relations familiales, tout cela émerge comme des obstacles significatifs au moment d’une transmission. Dans certains cas, la nouvelle génération peut ne pas être intéressée ou préparée à reprendre l’entreprise, ou bien peut-il y avoir des désaccords internes sur la direction future de l’entreprise.
C’est là qu’un fonds de private equity présente une solution grâce à son expérience et à son expertise en matière de gestion de transition. Il propose une perspective externe objective qui peut aider à résoudre les désaccords internes et à aligner les objectifs de l’entreprise. Ses investissements apportent des capitaux et des ressources qui aideront l’entreprise à se développer, à investir dans de nouvelles technologies et à se diversifier.
Du point de vue de la gouvernance, le fonds solidifiera souvent les structures de gestion, en assurant une séparation claire entre la propriété et la gestion. Cela peut permettre à l’entreprise de continuer à prospérer même si la famille choisit de prendre un rôle moins actif dans la gestion quotidienne.
Réciproquement, les entreprises familiales représentent des cibles d’investissement attrayantes pour les fonds de private equity. Outre la place significative qu’elles occupent dans l’économie mondiale, elles sont généralement caractérisées par une stabilité et une durabilité qui découlent d’une approche de gestion à long terme.
Enracinées dans des valeurs familiales solides, ces entreprises possèdent une connaissance approfondie de leur secteur et entretiennent des relations fortes et durables avec leurs employés, leurs clients et leurs fournisseurs. Elles s’avèrent moins susceptibles de prendre des décisions impulsives pour des gains à court terme, ce qui peut favoriser une croissance stable et constante. La flexibilité et la réactivité des structures familiales permettent donc aux entreprises de naviguer efficacement dans des environnements d’affaires en constante évolution.
Dr. Martens, l’emblématique marque de chaussures britannique, a été pendant des décennies un symbole de la contre-culture. Confrontée à des difficultés financières au début des années 2000, la famille Griggs, qui dirigeait l’entreprise, a vendu une participation majoritaire au fonds d’investissement privé Permira en 2013. Sous la nouvelle direction, des changements stratégiques, notamment la délocalisation de la production en Asie et le renforcement de la présence en ligne, ont été opérés tout en préservant l’identité « punk » de la marque. Ces changements ont stimulé la croissance de Dr. Martens. En 2021, la marque a été introduite à la Bourse de Londres même si la suite s’est avérée plus délicate que prévu. Cette collaboration montre comment le capital-investissement peut revitaliser et moderniser une entreprise familiale tout en respectant son essence.
Poser cartes sur table avant tout engagement
L’association ne va malgré cela pas de soi et un certain nombre de défis sont à relever. L’un des plus notables est le risque d’altération au cours de l’opération des valeurs fondamentales qui sont au cœur d’entreprises familiales à succès. Loyauté envers les employés, engagement envers la communauté locale, accent mis sur la qualité du produit ou du service, tels sont des exemples d’éléments auxquels une famille peut accorder davantage d’importance qu’un fonds.
Lorsque pareil acteur s’implique en effet, les fonds de private equity apportent une perspective plus axée sur le rendement financier, cherchant à mettre en œuvre des changements qui peuvent, à première vue, sembler en contradiction avec ces valeurs. Et le lot de tensions qui va avec. Mettre les valeurs de l’entreprise familiale sur la table des négociations avant tout engagement mutuel paraît essentiel pour le bon déroulement de la transition.
Faute de cela, la Maison Taittinger, prestigieuse entreprise familiale de champagne, a ainsi été vendue en 2005 au fonds d’investissement américain Starwood Capital pour un bilan contrasté. À la suite de cette vente, des inquiétudes se sont fait jour quant à l’avenir de l’entreprise et au respect de ses traditions. En réponse à ces pressions et en reconnaissance de l’importance culturelle de la maison, Starwood a alors revendu l’affaire (hormis la partie hôtellerie) en 2006 à un consortium dirigé par son ancien président Pierre-Emmanuel Taittinger. Ce rachat a permis d’assurer la continuité d’une partie de ce patrimoine familial et national, illustrant les défis culturels associés à l’intervention de fonds d’investissement privés dans des entreprises familiales.
Un autre défi réside dans l’assimilation et l’intégration de nouvelles connaissances stratégiques et financières. Les entreprises familiales adoptent souvent une gestion fondée sur des traditions qui ont fait leurs preuves et qui se trouvent en opposition avec les approches plus sophistiquées des fonds. L’arrivée de l’expertise digitale et technologique, notamment, nécessite une refonte significative des opérations de l’entreprise, et une formation importante pour les employés. Elle expose également à de nouveaux risques, tels que les cyberattaques, auxquels les entreprises plus « vieille école » ne sont pas nécessairement préparées.
Comprendre les changements que le fonds de private equity peut apporter avant de signer la vente permet d’éviter des situations conflictuelles, en particulier en ce qui concerne les rôles opérationnels et de direction attendus des membres de la famille.
Préparer la sortie
Un autre point méritant l’attention est en effet la stratégie de sortie du fonds, qu’il s’agisse d’une vente directe des parts à une autre entreprise ou d’une introduction en bourse. Il convient de noter que, bien que les fonds de private equity aient des stratégies d’exit, ils sont également soucieux de laisser l’entreprise dans une position solide et durable. Cela signifie que la sortie est souvent planifiée et gérée de manière à assurer une transition en douceur pour l’entreprise et ses parties prenantes.
La décision de sortir dépend de plusieurs facteurs. Une condition clé est l’atteinte des objectifs d’investissement du fonds : rentabilité, la réalisation de certaines améliorations opérationnelles ou la mise en place de certaines stratégies de croissance. Le timing représente également un élément crucial, car les fonds de private equity ont généralement une durée d’investissement prévue, souvent entre cinq et dix ans.
Les conditions du marché jouent également un rôle. Une introduction en bourse serait plus attrayante dans un marché haussier, tandis qu’une vente à un acquéreur stratégique pourrait être plus attrayante dans un marché où il y a beaucoup de fusions et acquisitions. Le rachat ultérieur par la famille peut faire partie des négociations. Ici encore, il semble également nécessaire de clarifier les conditions au préalable.
Paul Harlé, étudiant du Master in corporate finance à l’IÉSEG a également contribué à la rédaction de cet article.
Raul Barroso Casado, Assistant Professor in Accounting, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.