« Chers touristes… cassez-vous ! » Cette contagion sociale à l’origine de la tourismophobie

Date

16/01/2020

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5 min

tourisme à Paris

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Chaque période de vacances semble maintenant s’accompagner de son lot d’articles, d’émissions ou de reportages témoignant des conséquences négatives de l’afflux de touristes dans des zones urbaines ou naturelles, générant une véritable « tourismophobie ».

Dans notre monde de réseaux sociaux et d’hyperconnectivité, il nous a semblé intéressant de nous pencher sur le rôle que peuvent jouer les comportements en ligne des touristes dans le développement de ce phénomène, ainsi que sur l’influence potentielle de ces comportements en ligne sur ceux dits de la « vie réelle ».

Notre recherche indique que ces deux types de comportements (sur Internet et dans le monde physique) sont étroitement reliés et s’influencent réciproquement à travers des mécanismes dits de contagion sociale. Ces derniers amplifient leur potentielle nocivité, mais laissent aussi la possibilité d’en corriger les effets.

Des comportements dits « déviants »

Le terme de « tourismophobie » renvoie à une aversion très vive qu’une population locale exprime vis-à-vis des touristes. Pareille réaction peut sembler étonnante au premier abord, le tourisme étant généralement vu comme porteur de développement économique local. Mais la multiplication de comportements touristiques jugés « déviants » peut parfois nourrir un ressentiment, quand il ne s’agit pas d’une véritable haine à l’égard des touristes.

Pas plus tard que le 12 janvier dernier, des touristes venant du Brésil, d’Argentine, de France et du Chili ont par exemple été arrêtés au Pérou pour avoir endommagé le site du Temple du Soleil au Machu Picchu. De même, une polémique était née début 2018 au Japon après la publication d’une vidéo du YouTuber américain Logan Paul dans laquelle il se mettait en scène dans une forêt tristement réputée pour être le théâtre de nombreux suicides. Autre exemple que nous pouvons citer : en 2014, à Barcelone, le comportement de touristes italiens se promenant nus et en état d’ébriété dans la ville, avait déclenché des manifestations spontanées de la population locale.

Ces comportements sont dits « déviants » car ils s’écartent de ceux généralement admis ou constatés en transgressant des normes sociales, la loi ou encore des règles fixées par des entreprises. De tels comportements sont fréquents chez les touristes qui, sortis de leur cadre de vie habituel, se sentent plus libres vis-à-vis de contraintes sociales auxquelles ils se conformeraient en temps normal. Ce faisant, ils provoquent des nuisances pour d’autres personnes respectueuses de ces normes, lois ou règles, ou dégradent des monuments ou des lieux naturels.

Par exemple, à Rome, la fontaine de Trévi est souvent prise d’assaut par des touristes bravant les interdictions de baignade. Ce qui apparaît comme du mépris vis-à-vis du patrimoine historique renforce l’aigreur des habitants locaux à l’endroit de l’ensemble des touristes, auxquels les autorités imposent à tous (déviants ou non) de nouvelles règles, plus contraignantes.

Ces comportements sont de plus en plus souvent alimentés par le désir de se mettre en avant en ligne – ce que des travaux identifient comme un autre type de déviance, virtuelle cette fois. Les multiples réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, TikTok, Snapchat, etc.) permettent en effet de partager des photos ou des vidéos « d’exploits » rares car réalisés dans des lieux prohibés ou dans des circonstances d’autant plus rocambolesques qu’elles sont interdites.

S’ensuit alors un véritable engrenage : les comportements déviants « réels » d’une personne alimentent ainsi ses propres comportements déviants « en ligne » (poster des contenus visant à se valoriser auprès de ses followers), qui en retour génèrent de nouveaux comportements déviants « réels ».

Des comportements socialement contagieux

Voyant cela, lesdits followers se retrouvent eux aussi incités à agir de même – voire à adopter des comportements plus extravagants encore qu’ils relaieront sur leurs réseaux sociaux, rentrant dans une véritable bataille d’image et d’ego. Ce phénomène, dit de contagion sociale, intervient donc à travers des allers-retours permanents entre le « réel » et le virtuel – chaque nouveau post relayant un comportement déviant dans le monde « réel » sur les réseaux sociaux entraînant potentiellement de nouveaux comportements déviants « réels » et ainsi de suite.

Au moins quatre causes expliquent cette contagion sociale, que celle-ci concerne des comportements déviants ou non. Tout d’abord, le partage d’information entre les individus, qui intervient ici à travers les photos et vidéos, mais aussi en observant les comportements déviants dans le « monde réel ».

Viennent ensuite les pressions normatives : il s’agit de la pression que ressentent des individus à se conformer à des comportements d’autres personnes dont ils recherchent l’approbation – par exemple, se rendre dans un site protégé et interdit pour faire une photo qui leur apportera des likes sur les réseaux sociaux du fait de sa rareté, de son originalité ou de sa beauté.

Troisième cause : la pression concurrentielle. Elle survient lorsqu’une personne se met dans une situation de compétition avec d’autres, rentrant dans une surenchère de comportement pour toujours « faire mieux » – ce qui en l’occurrence se traduit par l’adoption d’un comportement encore plus déviant que le comportement d’origine. Ainsi, lors d’un récent voyage en Islande, l’un des auteurs de cet article a été frappé de constater les comportements de touristes attrapant des morceaux d’iceberg toujours plus gros pour faire des photos, n’hésitant pas à se rendre dans l’eau glacée pour y casser de petits blocs de glace, revenir sur le rivage avec leur « trophée » et l’abandonner sur les galets une fois leur photo prise.

Enfin, la contagion sociale peut aussi survenir lorsque les avantages tirés de l’adoption d’un comportement s’accroissent avec le nombre d’individus adoptant ledit comportement. Les touristes désireux de faire la fête se rendront ainsi bien plus dans des bars ou clubs très fréquentés, aux longues files d’attente sur les trottoirs (ce qui au passage accroîtra d’autant les niveaux de bruit et de nuisance potentielle dans le quartier).

Inverser la contagion sociale

En outre, notre recherche révèle l’existence d’au moins cinq amplificateurs de la contagion sociale entre le monde virtuel et le monde « réel » : la portée considérable d’Internet (facilité et liberté de l’accès au plus grand nombre) ; l’anonymat (certes de plus en plus relatif…) favorisé par Internet ; la reproductibilité de l’information, qui en permet la diffusion virale ; la longévité de l’information, accessible très longtemps après sa diffusion initiale (un comportement déviant diffusé dix ans auparavant peut donc resurgir à tout moment et se retrouver à nouveau viral), et enfin la facilité de communication, au cœur du fonctionnement des réseaux sociaux.

Il existe au moins deux manières de briser ce cercle vicieux de la contagion sociale des comportements déviants. Tout d’abord, les comportements déviants sont loin d’être tous volontaires. Ils peuvent résulter d’incompréhensions (par exemple, liées à la langue) ou de méconnaissance du contexte culturel ou des réglementations locales. Il est alors possible de communiquer et d’éduquer les touristes pour qu’ils adoptent des comportements alignés avec les normes locales.

C’est ce qu’a fait, par exemple, la municipalité d’Amsterdam à travers une grande campagne de sensibilisation des touristes tentés par des comportements inappropriés, comme uriner dans un canal, se promener en état d’ébriété ou encore jeter un mégot par terre.

Enfin, la contagion sociale peut aussi être inversée. Dans ce cas, une personne observant des comportements déviants, voire même simplement les conséquences de ces comportements, adopte un comportement inverse visant à rectifier les effets négatifs de cette déviance.

Par exemple, des touristes confrontés à d’autres touristes dégradant un site architectural ou naturel peuvent intervenir pour leur demander d’arrêter. Ils peuvent aussi tenter de limiter ou d’effacer les dommages réalisés, par exemple en ramassant des détritus que d’autres auraient laissé traîner, ou en postant en ligne des photos montrant les résultats désastreux de tels comportements afin de sensibiliser les futurs visiteurs.


Loïc Plé (IÉSEG School of Management) & Catherine Demangeot

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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