Le marché du carbone européen a-t-il vraiment réduit les émissions du secteur électrique ?

Date

22/12/2025

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À l’heure où la Banque mondiale dresse un état des lieux 2025 de la tarification du carbone, une évaluation a posteriori du secteur électrique sur les trois périodes réglementaires du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne livre des résultats éclairants. S’il n’a pas eu d’effet net au démarrage, il a engendré ensuite des baisses d’émissions significatives et croissantes.


Depuis 2005, le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE) fait payer les émissions de gaz à effet de serre pour inciter à les réduire. C’est le premier grand marché du carbone multipays et un modèle que l’on observe désormais dans le monde entier.

Selon le rapport « État et tendances de la tarification du carbone 2025 » de la Banque mondiale, la tarification du carbone couvre aujourd’hui environ 28 % des émissions mondiales, avec 80 instruments en vigueur (taxes et marchés du carbone), générant depuis deux ans plus de 100 milliards de dollars de recettes publiques annuelles. À l’échelle mondiale, le secteur de l’électricité reste celui où la couverture par la tarification du carbone est la plus élevée : plus de la moitié de ses émissions sont déjà soumises à un prix du carbone.

Le rapport souligne également les tendances actuelles, comme l’extension des systèmes existants, mais également la montée en puissance des systèmes d’échange d’émissions (ETS) dans les grandes économies émergentes (Brésil, Inde, Turquie). En Europe, la création d’un « ETS 2 » couvrira dès 2027 les carburants, les bâtiments et le transport routier.

D’où une question simple mais décisive pour les décideurs : que nous apprend une analyse ex post rigoureuse du SEQE-UE sur sa capacité réelle à réduire les émissions, au moins là où il compte le plus : la production d’électricité ?

Ce que montre notre évaluation

Notre étude, parue récemment dans la revue Ecological Economics, évalue l’efficacité du SEQE-UE sur les émissions du secteur électrique au cours de ses trois premières périodes réglementaires complètes (2005–2020), à l’échelle des 24 États membres.

L’enjeu méthodologique est simple à formuler mais difficile à résoudre. En effet, nous n’avons accès qu’aux données historiques des émissions avec le SEQE en place, alors que pour mesurer son effet, il aurait fallu ce qu’elles auraient été sans celui-ci. Or, dans le secteur de l’électricité, beaucoup d’éléments évoluent en même temps : les politiques (soutien aux renouvelables, normes, etc.), la météo, la demande, les prix des énergies, etc.

Pour éviter une comparaison avec un « groupe témoin » arbitraire, nous avons construit un scénario de référence crédible. Il s’agit en pratique d’un « jumeau statistique interne » du secteur électrique européen, qui s’appuie uniquement sur des facteurs observables et non influencés par le SEQE. Par exemple : la température, le niveau de demande, la production éolienne/solaire, les indices internationaux des prix du pétrole, du gaz et du charbon.

Nous avons ensuite comparé les émissions historiques à celles prévues par ce scénario. L’écart entre les deux séries de données révèle l’effet du SEQE mois par mois et phase par phase.

Trois phases, trois résultats

Sur les trois phrases étudiées, nous observons des effets distincts.

  • La première, de 2005 à 2007, ne laisse pas voir d’effet statistiquement significatif sur les émissions du secteur électrique. Ce résultat s’explique notamment par une offre de quotas trop généreuse au démarrage, qui a affaibli le signal-prix.
  • Sur la deuxième phase, de 2008 à 2012, nous observons une réduction moyenne d’environ 12 % des émissions par rapport au scénario sans SEQE.
  • Enfin sur la phase de 2013 à 2020, la diminution constatée atteint environ 19 %. L’efficacité accrue coïncide avec des réformes de conception, en particulier l’abandon des allocations gratuites pour la production d’électricité et le resserrement du plafond.

En agrégeant la période 2005–2020 comme un seul et unique « choc politique », nous observons sur celle-ci une baisse significative (~15 %), cohérente avec l’analyse par phases.

Ces résultats tiennent compte des cycles économiques, contrôlent l’influence d’autres facteurs (comme les politiques nationales qui se superposent), et mettent ainsi en évidence qu’une fois ces éléments pris en considération, le marché du carbone a bien adhéré au système, et davantage au fur et à mesure qu’il est devenu plus exigeant.

L’électricité concentre à la fois des volumes d’émissions de gaz à effet de serre élevés et des interactions politiques qui compliquent l’évaluation de l’efficacité du marché carbone. Et cela, d’autant plus que la décarbonation de l’électricité démultiplie les effets en aval (industrie, mobilité) à mesure que l’économie s’électrifie – une dynamique soulignée par la Banque mondiale. C’est précisément pour cela que la robustesse de la méthodologie importe.

Des leçons pour les autres marchés du carbone

Ces enseignements dépassent largement l’Europe : alors que les grandes économies mettent en place ou renforcent leurs marchés carbone, la crédibilité du signal-prix et la qualité du cadre (plafond réellement contraignant, mécanismes anti-surallocation, mise aux enchères) apparaissent comme des conditions clés de réussite.

Notre lecture phase par phase souligne d’ailleurs que des réformes bien ciblées peuvent transformer un système initialement trop large en instrument efficace. À mesure que de nouveaux marchés émergent et s’interconnectent via des politiques comme les ajustements carbone aux frontières, ces repères peuvent guider les choix réglementaires.

Dans ce contexte d’extension rapide de la tarification du carbone – qui finance massivement la transition – de telles évaluations restent indispensables pour ancrer les prochaines étapes dans des preuves plutôt que des intentions.

L’Union européenne s’apprête en effet à étendre le principe du SEQE aux carburants des bâtiments et du transport routier à partir de 2027, dans une logique « amont » – c’est-à-dire en faisant porter l’obligation sur les fournisseurs de carburants, avant la consommation finale – déjà appliquée par certains systèmes d’échange de quotas carbone (Californie, Nouvelle-Zélande).

Notre étude complète les travaux réalisés sur d’autres secteurs et apporte une base empirique utile : évaluer après coup, secteur par secteur, ce qui fonctionne et pourquoi, reste la meilleure garantie d’un élargissement efficace et socialement acceptable des marchés du carbone.


Ethan Eslahi, Professeur de finance, spécialisé en économie et finance de l’énergie et de l’environnement, et en modélisation prédictive, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Photo : Istock – Petmal


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Économie & FinanceRSE, Durabilité & Diversité


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