Et si la nature conflictuelle des responsabilités professionnelles était en fait une force créative ?
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D’après un entretien avec Felipe A. Guzman et son article « When discordant work selves yield workplace creativity: The roles of creative process engagement and relational identification with the supervisor » (Journal of Occupational and Organizational Psychology, 2021), co-écrit avec Eren Akkan, de l’EMLV Paris.
Bon nombre d’employés doivent assumer plusieurs rôles dans leur travail, leur imposant des objectifs différents. Jusqu’alors, les chercheurs considéraient que la tension ressentie entre des responsabilités professionnelles divergentes était inévitablement source de problèmes : stress personnel et baisse des performances. Mais aujourd’hui, de nouveaux travaux révèlent que les conflits entre différents rôles professionnels pourraient en fait nourrir des solutions créatives.
En tant qu’étudiant en troisième cycle, Felipe Guzman considérait évident que sa future carrière de professeur d’université, conjuguant le rôle d’enseignant et celui de chercheur, pourrait impliquer des objectifs conflictuels. Car, inévitablement, plus vous consacrez de temps à l’une de ces missions, moins vous en avez pour l’autre.
Mais lorsqu’il a commencé à endosser ces deux rôles, il a constaté qu’en réalité les choses n’étaient pas aussi tranchées. Aussi a-t-il décidé d’étudier formellement la question avec son collègue Eren Akkan.
Des valeurs antagonistes dans les responsabilités professionnelles
De précédentes recherches sur le sujet avaient, par exemple, analysé comment des employés du secteur du tourisme, comme les réceptionnistes, pouvaient à la fois être amenés à aider les clients ayant besoin d’assistance et à promouvoir les services de l’hôtel susceptibles de générer des revenus pour l’établissement. Des tensions pouvaient naître du conflit potentiel entre la mission d’aider les clients et celle d’en tirer un profit. Dans la même veine, une autre étude a examiné la situation de conflit dans laquelle pouvaient se trouver des opérateurs de production chargés d’assurer la fabrication de produits à la fois d’une qualité élevée et en très grande quantité.
Les recherches menées jusqu’à présent avaient pointé des répercussions négatives pour les employés pris dans ce type de conflit, comme une baisse de l’estime de soi, du bien-être et du sentiment d’authenticité et une augmentation du stress. D’autres études avaient révélé un impact négatif sur les performances professionnelles et sur la capacité à prendre des décisions.
Les professeurs Akkan et Guzman ont pourtant observé des avantages étonnants à ce type de conflit entre différentes attributions professionnelles. Leur étude a également permis d’éclairer les conditions nécessaires pour parvenir à des solutions créatives.
Des solutions bénéfiques à la fois pour les employés et pour l’entreprise
« Lorsque les gens sont confrontés à des conflits entre deux rôles contradictoires dans leur travail, cela initie un processus de réflexion sur ce conflit », développe F. Guzman. « Le conflit nous dérange et nous pousse à trouver des solutions ». En d’autres termes, le conflit stimule la créativité.
Les recherches d’E. Akkan et F. Guzman se sont focalisées sur trois petites et moyennes entreprises. Les co-auteurs ont interrogé les employés sur les conflits dans leurs attributions professionnelles et d’autres aspects de leur vie et de leur travail ; ils ont également interrogé les supérieurs directs de ces employés pour savoir quelles solutions créatives chacun d’entre eux avait pu proposer.
Les deux chercheurs ont en fait constaté que le conflit se répercutait sur la créativité. Leurs résultats suggèrent néanmoins deux conditions nécessaires pour nourrir ce type de créativité sur le lieu de travail. La première : le conflit dans les attributions professionnelles doit déclencher une détermination active à résoudre ledit conflit. Pour que cela se produise, les employés doivent profondément s’identifier aux deux rôles : si l’un des deux est perçu comme beaucoup plus important que l’autre, les exigences du deuxième pourraient facilement être reléguées au second plan.
La seconde condition est l’identification avec le supérieur hiérarchique, qui est le représentant de l’entreprise le plus proche. Lorsque les employés ne sont pas en cohésion avec leur supérieur, les solutions qu’ils proposent ne tiennent compte que de leur propre situation personnelle. Il n’y a pas de retombées positives pour l’entreprise. En revanche, quand les employés résolvent ces conflits en gardant à l’esprit les objectifs de leur supérieur/de l’entreprise, il peut en ressortir des solutions innovantes qui bénéficient à toute l’organisation.
Comment les entreprises peuvent améliorer l’identification des employés avec leurs supérieurs
Constatant l’importance de la relation manager-employé, F. Guzman a formulé les recommandations suivantes :
- Favoriser de bonnes relations entre supérieurs et employés (il est en effet difficile de s’identifier à des personnes que l’on n’apprécie pas). Cela suppose une dose minimum d’affinités personnelles (partager les mêmes objectifs, méthodes de travail, etc.) et d’émotions positives (s’apprécier mutuellement).
- Les supérieurs doivent s’attacher à satisfaire les besoins de leurs employés. Plus les supérieurs aident leurs subordonnés à atteindre leurs objectifs professionnels, plus ces derniers sont enclins à s’identifier à eux.
- Le comportement au travail du supérieur peut faire toute la différence. En se montrant compétents, justes et courtois avec chacun et, dans le cas des employés individuels, en affectant clairement les tâches et en proposant un feedback opportun et constructif, les managers incitent leurs employés à tenir compte d’eux-mêmes et de l’entreprise dans leurs décisions de travail personnelles.
Un rôle n’exclut pas forcément l’autre
Quant à la manière dont F. Guzman lui-même a pu résoudre la potentielle tension entre recherche et enseignement, il a constaté qu’une activité pouvait en fait servir l’autre. Il a par exemple demandé à ses étudiants, comme travail d’analyse, de noter leurs camarades sur leurs compétences de leadership. Il entend utiliser ces données pour ses propres travaux de recherche et expose les conclusions de ses travaux dans les différents cours qu’il dispense à l’école.
Applications pratiques
Les chercheurs recommandent aux organisations (telles que les universités) et aux entreprises de ne pas nécessairement chercher à résoudre les conflits dans les attributions professionnelles, mais de laisser plutôt les employés les résoudre eux-mêmes, à leur manière. L’étude révèle que la prise de conscience des tensions par les employés, couplée à la prise en compte des besoins de l’organisation, les aide à impulser des changements novateurs.
L’étude précise par ailleurs « qu’il est essentiel de créer un sentiment d’identification entre les employés et leurs supérieurs, pour que les premiers puissent imaginer de nouvelles idées qui soient appropriées pour eux-mêmes, mais aussi pour leur organisation. » Les managers doivent ainsi soigner leurs relations avec leurs employés.
Méthodologie
Les auteurs ont interrogé les employés de trois petites et moyennes entreprises turques (un hôtel et deux entreprises du secteur de l’industrie) pour savoir : quelles étaient leurs deux tâches les plus importantes, s’ils avaient le sentiment que ces rôles pouvaient être conflictuels, quel était leur engagement dans la recherche créative de solutions et quelles étaient leurs relations avec leur supérieur. La participation s’est faite sur la base du volontariat et leurs réponses ont été traitées de manière confidentielle. Les chercheurs ont ensuite demandé aux responsables de ces employés d’évaluer la créativité de chacun de ces collaborateurs. L’échantillon interrogé représentait 129 employés et 19 responsables.
L’analyse des données recueillies a permis de déterminer l’impact des conflits entre les responsabilités professionnelles sur la créativité au travail, ainsi que l’importance d’autres conditions qui stimulent des solutions créatives sur le lieu de travail.