Severance, la série qui perturbe et questionne notre relation au travail

Date

13/02/2025

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La série Severance met en scène un monde où vie privée et professionnelle sont complètement dissociées après une opération du cerveau. Ce faisant, elle interroge la manière dont le travail transforme les individus.


En imaginant une séparation étanche, totale et irréversible entre la vie professionnelle et la vie privée, la série dystopique Severance soulève des questions inconfortables sur la place de l’individualité dans l’entreprise. L’adoption d’un rôle social professionnel nous fait-il devenir autre ? Peut-on imaginer une éthique des affaires sans l’individualité des collaborateurs ?

Sortie en 2022, la première saison est déjà considérée comme culte, du fait de l’originalité de son scénario et de son esthétique angoissante. L’idée à l’origine de la série est relativement simple : puisque le stress lié à la vie professionnelle peut peser sur la vie privée, serait-il bénéfique de scinder ces univers via la neurochirurgie, de manière à oublier totalement ce qu’il se passe pendant la journée de travail ? C’est la question que s’est posée Dan Erickson, le créateur de la série, alors qu’il occupait un poste qui ne lui convenait pas et dont il ne voyait pas le sens.

Un meilleur équilibre

Si cette série fascine, c’est notamment parce qu’elle résonne avec des aspirations croissantes dans le monde du travail. Elle fait écho à la recherche d’un meilleur équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, face à une invasion croissante de la vie professionnelle dans la vie privée, mais aussi à l’aspiration grandissante d’une plus forte cohérence entre emploi et valeurs personnelles.

Pourtant, à travers une solution extrême de dissociation neurochirurgicale entre vie professionnelle et vie privée, la série Severance présente une vision de l’organisation angoissante et déshumanisée, où tout ce qui fait l’altérité d’une personne est mis à l’écart. Ce faisant, elle interroge la place de l’individualité au travail.

Tous scindés au travail ?

Si l’opération chirurgicale de dissociation proposée dans Severance est radicale, elle nous amène cependant à interroger nos comportements en entreprise. Nous pouvons par exemple envisager cette dissociation comme une métaphore du rôle social que l’on adopte au sein de l’organisation.

La notion de « rôle social » empruntée au sociologue Erving Goffman se réfère à la nécessité de se conformer à tout un ensemble de règles, d’attentes et de normes qui limitent ce qui est considéré comme comportement adéquat dans une situation sociale donnée. Cela vaut pour les situations de travail où, tels des acteurs au théâtre, nous adaptons notre posture, nos attitudes et nos codes vestimentaires en fonction des diverses situations interactionnelles professionnelles que nous rencontrons. Ce rôle social s’inscrit jusque dans les émotions que nous exhibons, et qui sont parfois feintes, pour correspondre aux attentes codifiées de l’organisation.

Dans la série Severance, nous voyons une représentation de ces ajustements comportementaux et émotionnels poussée à l’extrême. Par exemple, lorsque certains employés « dissociés » de l’entreprise Lumon Industries montrent un dévouement sans failles aux fondateurs de l’entreprise, ou encore lorsqu’ils se conforment à « faire la fête » pendant 5 minutes, afin de célébrer leurs résultats. Bien que caricaturale, cette représentation nous confronte à notre propre réalité : à quel point ajustons-nous nos comportements aux normes de nos situations de travail ? Comment vivons-nous cet ajustement ?

Où commence le renoncement de soi ?

L’ajustement aux normes organisationnelles est indispensable à la fluidité des interactions sociales dans les différentes situations de travail. Ces normes permettent de comprendre les règles de l’échange et d’en construire une compréhension commune. Ce qui pose problème, c’est quand cet ajustement crée une dissonance cognitive, c’est-à-dire un conflit interne entre les valeurs, les attitudes ou les représentations mentales d’une personne. C’est le cas lorsque nous accomplissons des tâches qui entrent en conflit avec nos valeurs, ou lorsque nous simulons des émotions qui sont contraires à nos ressentis. La dissonance cognitive produit des émotions négatives et se traduit par un mal-être à long terme. L’ajustement à un rôle social qui ne nous convient pas est une sorte de renoncement de soi. Cela équivaut à mettre notre individualité en sourdine pour s’adapter aux demandes de l’organisation.

Dans la série, le personnage de Helly R. est intéressant à analyser sous cet angle. Son « moi » de la vie professionnelle ne se complaît pas avec les normes de l’entreprise et veut démissionner. Pourtant, son « moi » de la vie privée refuse de quitter l’entreprise. Ainsi, Helly se sent piégée dans l’organisation. Cette situation semble paradoxale : bien qu’en souffrance, Helly retourne chaque jour travailler. Il y a donc un conflit entre le système de croyances d’Helly vis-à-vis des normes organisationnelles et la nécessité perçue de rester dans l’organisation. Se sentir « piégé » dans l’organisation est un sentiment qui suggère la présence d’un ensemble d’obstacles sociostructurels et organisationnels qui font qu’il est difficile de quitter l’organisation malgré une souffrance. Combien de salariés en “burn-out” se sentent-ils dans cette situation ?

Et l’éthique organisationnelle dans tout ça ?

Si la mise sous silence de l’individualité par le renoncement de soi peut favoriser un mal-être au travail, il peut également être préjudiciable à la société. Dans la série, le travail des personnages principaux est un mélange de tâches intuitives et automatiques – il leur suffit de classer des chiffres dans différents dossiers sur leurs ordinateurs – et de mystères. Les employés ne savent ni à quoi correspondent ces chiffres ni pourquoi ils doivent accomplir ces tâches. Au départ, ils s’exécutent sans se poser de questions.

Un tel renoncement de soi permet-il de développer des pratiques organisationnelles éthiques ? Des chercheurs ont montré que les processus organisationnels décourageant la pensée critique, la responsabilité personnelle et la réflexion quant aux conséquences des actions et décisions organisationnelles favorisent les pratiques organisationnelles contraires à l’éthique. D’ailleurs, les personnages de la série finissent par se poser des questions sur leur travail, montrant que l’individualité ne peut jamais être totalement effacée de l’organisation.

Le rôle d’un engagement moral actif

La série Severance propose ainsi une lecture critique du renoncement de soi dans l’organisation, en montrant comment le rejet de l’individualité peut mener au mal-être et favoriser un désengagement moral au travail. Ce désengagement moral laisse la porte ouverte aux pratiques organisationnelles contraires à l’éthique. Peut-on alors imaginer un modèle de responsabilité éthique de l’entreprise qui célèbrerait l’individualité des collaborateurs ?

Oui et une telle vision de l’éthique repose sur l’idée que les relations sociales, dans leurs dimensions affectives et corporelles, constituent le fondement de la personne que nous sommes. C’est au contact de l’Autre que nous formons notre pensée et notre esprit critique. Cela suggère que la responsabilité éthique se construit à travers des relations intersubjectives.

Ainsi, la mise en pratique de l’éthique organisationnelle nécessiterait un engagement moral actif de tous les collaborateurs au quotidien. Cet engagement moral implique de cultiver notre ouverture à l’autre et notre capacité à questionner nos pratiques organisationnelles quotidiennes. Autrement dit, une éthique des affaires célébrant l’individualité des collaborateurs va au-delà des procédures et des règles RSE pour favoriser un engagement et un questionnement moral actif au quotidien.


Carine Farias, Associate Professor in Entrepreneurship and Business Ethics, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Catégorie(s)

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Carine FARIAS

Carine FARIAS

Entrepreneuriat et éthique dans le monde des affaires

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